la france mysterieuse

VALEURS ACTUELLES – HORS-SÉRIE N° 7 VALEURSACTUELLES.COM 9,90 € HORSSÉRIE Numéro 7 La France mystérieuse Les secrets

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VALEURS ACTUELLES – HORS-SÉRIE N° 7

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9,90 €

HORSSÉRIE Numéro 7

La France mystérieuse Les secrets de nos régions Forêts, châteaux, grottes : tousles leslieux sites magiques du pays tous Les mille et un lieux du merveilleux A/LUX : 11.30 € - BEL/ESP/ITA/PORT. CONT : 10.70 € - GR : 12.50 € - CH : 12.60 FS - DOM : 10.70 € - MAR : 100 MAD - TUN : 12.60 DT.

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Préface

“La joie d’être un civilisé” Par François d’Orcival, de l’Institut

PATRICK IAFRATE

Les temps évanouis ne cessent pas de fasciner…

Dans un monde pas si lointain mais moins hyper technologique que l’actuel, Alexandre Vialatte avait eu l’idée de dresser un “tableau général de la France”. Il y décrivait ce qu’étaient devenus les survivants d’un monde disparu. Celui que son complice Jacques Perret appelait le “voltigeur chroniqueur” écrivit ceci dans le style cocasse et inattendu qui était le sien : « L’absence de l’homme, du caniche, du chat, du lapin domestique angoisse le cœur du citadin. Le silence est tel qu’il arrive quelquefois qu’on entende tictaquer une montre à une distance inappréciable. En se dirigeant sur le bruit, on découvre un notaire dans une grande maison vide ; un berger sur un escabeau, et parfois le greffier d’un ancien tribunal désaffecté depuis cent ans. Ils ne se sont pas aperçus que tout le monde était parti. Le poisson rouge continue à tourner autour du jet d’eau du notaire, la guêpe autour du compotier ; la salle à manger sent la pêche, le papier peint représente la chasse au tigre ; tout témoigne en ces vieilles demeures que l’homme, à une certaine époque, connut la joie d’être un civilisé… » Vialatte jonglait avec son imagination pour exprimer une idée toute simple : les temps évanouis ne cessent pas de fasciner. Plus la société vous embobine avec sa transparence, plus on va chercher le mystère, l’ombre, et l’initiation. Plus la société bavarde, s’étourdit, se noie dans le vacarme, plus on va puiser ses ressources dans le silence, l’imaginaire et la poésie. Le lecteur le constatera dans les pages qui suivent : la plupart des contes et légendes des lieux décrits ici même et qui datent souvent de l’Antiquité ou du Moyen Âge ont été rapportés et reconstitués au XIXe siècle, confirmant déjà ce besoin qu’expriment les hommes de se retrouver dans un passé mythique à mesure que les transformations sociales et les révolutions industrielles viennent déraciner leurs repères. Gérard de Nerval disait : « Je voyage pour vérifier mes songes. » C’est à ce voyage que nous vous invitons, au cœur des chemins de traverse d’une France d’autant plus mystérieuse qu’elle continue de nous habiter. ●

En couverture, la forêt. C’est en son sein que les premiers hommes sont venus à la civilisation. Ils l’ont ensuite défrichée, exploitée, domestiquée… Mais au fond des bois, là où la lumière ne pénètre pas, se tenaient, tapies, leurs peurs : les monstres comme les tenants des vieilles religions. Nulle surprise, donc, à ce qu’autant de nos mythes y prennent leur source. CRÉDITS DE COUVERTURE : DARREN BALL/ALAMY STOCK PHOTO

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 3

Sommaire La licorne qui purifie l’eau, du “Jardin des délices”, de Jérôme Bosch (1503-1504, musée du Prado). En bas, un des alignements de Carnac (Morbihan). Page de gauche, “la Druidesse”, par Alexandre Cabanel (1868, Béziers, musée des Beaux-Arts).

Légendes des provinces

La magie des origines Terre d’occupation immémorielle, la France a vu se succéder mondes, civilisations,

Ce que l’on se raconte en famille, à la veillée ou entre gens du même village,

religions… Lande granitique battue par les vents, plaine grasse, reliefs

provient de la transfiguration d’un passé inaccessible. Les fées qui trouvent

ou impénétrables forêts, elle est le refuge de ceux qui rêvent et croient. Nulle surprise, alors, si ce qui se trouve au-delà de l’horizon, ou de la perception,

refuge dans les chênes, les femmes à corps de serpent, expriment des faits

a servi de ciment à l’imaginaire de ses peuples.

dont la substance s’est perdue. Toutes les régions de France, chacune isolée dans sa singularité, les ont retranscrits selon le temps ou le génie du lieu. Parfois, ce passé improbable ressurgit, et ce qui avait frappé nos ancêtres PHOTOS: AKG-IMAGES ; JIM BRANDENBURG / MINDEN PICTURES / BIOSPHOTO/AFP ; AISA/LEEMAGE

depuis la préhistoire se révèle à nous et retrace un chemin qui s’était perdu.

3 6 14

18 20 24 26 30 32 36 41

“La reine des fées apparaît au prince Arthur”, par Johann Heinrich Füssli (illustration du conte d’Edmund Spenser, “la Reine des fées”, Bâle, Öffentliche Kunstsammlung). Peinture de la grotte Chauvet (environ 30 000 av. J.-C., découverte en 1994, Ardèche). Parmi les quelque 300 animaux répertoriés, certains figurent pour la première fois dans l’art préhistorique.

PHOTOS : DR ; DAVID CHESHIRE/ALAMY STOCK PHOTO ; AKG-IMAGES

“La joie d’être un civilisé”

42

TroBreiz,lepériplesacrédesBretons

France, terre magique de nos aïeux

44

Guérisseurs, un don et des rites

Géographie du merveilleux

46

par François d’Orcival, de l’Institut par Denis Tillinac

par Yves Le Bescond

16

par Rachel Binhas

Loups-garous, licornes, salamandres et autres bêtes légendaires… par Arnaud Folch

LA MAGIE DES ORIGINES

Pierres libératrices

par Philippe Barthelet

50

par Jean-Louis Brunaux

56

Des sanctuaires et des dieux Druides d’hier et d’aujourd’hui par Michel Thibault

Moyen Âge, barbare, obscur et lumineux…

68

par François d’Orcival

70

par Olivier Maulin

72

par Solange Bied-Charreton

74

par Olivier Maulin

76

Le pèlerin médiéval

L’empire de la raison

Des présences dans les bois Rocamadour, la verticale de la foi par Geoffroy Lejeune

Le château de Chambord. Voulu par François Ier, peut-être dessiné par Léonard de Vinci. Un bâtiment qui accumule les symboles et un précis d’alchimie pour un temps qui en était féru. Page de droite, une enseigne représentant la bête du Gévaudan.

u

4 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

par Yves de Treseguidy

48

LÉGENDES DES PROVINCES

La Bretagne

par Raphaël Stainville, Louis de Raguenel,

La Normandie

par Christian Brosio, Louis de Raguenel, Arnaud Folch

La Picardie

par Marie-Liesse de Greef-Madelin

L’Alsace

par Olivier Maulin

La Lorraine

par Thomas Lancrenon

La Champagne, les Ardennes par Matthieu Frachon

La Bourgogne

par Matthieu Frachon, Frédéric Valloire, Mickaël Fonton

Sommaire

110 Source féconde des arts Moins peints en France, au XIXe siècle, période d’un matérialisme obtus,

112

Littérature : la convocation des ténèbres

116

Nerval ou la quête du rêve

qu’en Angleterre, en Espagne ou en Allemagne, les mystères ont cependant suscité l’engouement d’écrivains et de poètes — sans hoir ni lignée. Ils rejoignirent par ce chemin de liberté leurs anciens des temps médiévaux, pour qui l’extraordinaire était commun.

PHOTOS : DANIEL MARTIN/MUSÉE DES AUGUSTINS ; AKG-IMAGES

“Les Licornes”, par Gustave Moreau (1885-1888, Paris, musée Gustave-Moreau). Son inspiration se nourrissait de mythologie et d’histoire sainte, de luxe et de luxure dans un décor onirique. En bas, “le Cauchemar”, par Eugène Thivier (1894, marbre, Toulouse, musée des Augustins). Un sculpteur classique, mais la fascination des romantiques pour les monstres.

79

Le Nivernais

80

La Franche-Comté

83 84

121

Barzaz-Breiz, quand la Bretagne chantait ses légendes

par Agnès Pinard Legry

par Agnès Pinard Legry

122

Les pigments de l’imaginaire

par Matthieu Frachon

126

Cinéma : quand l’ange du bizarre se pose sur la toile

Lyon

Marseille

par Anne-Laure Debaecker

La Provence

130

par Léopoldine Chambon

par Laurent Dandrieu

Bibliographie

par Bastien Lejeune, Anne-Laure Debaecker

88

Le Languedoc et le Roussillon

100

Perrault, le maître des contes

par Philippe Barthelet

La Corse

96

par Michel Marmin

120

par Matthieu Frachon

87

94

par Solange Bied-Charreton

par Antoine Colonna

par Matthieu Frachon, Frédéric Valloire, Sophie Humann

La Guyenne, le Béarn, la Gascogne

par Amaury Brélet

Le Poitou, le Limousin

par Pierre Dumazeau, Samir Hamladji

L’Auvergne, le Bourbonnais par Christian Brosio

103

Le Maine, l’Anjou

105

Paris

par Matthieu Frachon par Frédéric Paya, Christian Brosio

GROUPE VALMONDE Président : Étienne Mougeotte. Vice-président : Charles Villeneuve. Directeur général, directeur des rédactions : Yves de Kerdrel.

Directeur de l’iconographie : Patrick Iafrate. Rédacteur en chef technique : Nicolas Gigaud. Responsable de la photogravure, rédacteur infographe : Denis de Amorin. Documentation : Marie Vercelletto, Inès Beckmann.

RÉDACTION Rédacteur en chef et responsable des hors-séries : Yves Le Bescond. Secrétaire de rédaction : Josiane Ruiz. Ont collaboré à ce numéro : François d’Orcival, de l’Institut, Denis Tillinac, Philippe Barthelet, Jean-Louis Brunaux, Michel Thibault, Olivier Maulin, Solange Bied-Charreton, Geoffroy Lejeune, Yves de Treseguidy, Rachel Binhas, Arnaud Folch, Raphaël Stainville, Louis de Raguenel, Christian Brosio, Marie-Liesse de Greef-Madelin, Thomas Lancrenon, Matthieu Frachon, Frédéric Valloire, Mickaël Fonton, Anne-Laure Debaecker, Bastien Lejeune, Antoine Colonna, Sophie Humann, Amaury Brelet, Pierre Dumazeau, Samir Hamladji, Frédéric Paya, Michel Marmin, Agnès Pinard Legry, Léopoldine Chambon, Laurent Dandrieu.

ADMINISTRATION – GESTION – DÉVELOPPEMENT 1, rue Lulli, 75002 Paris. Fax : 01.40.54.11.81. Secrétaire général, directeur de la diffusion : Antoine Broutin (1162). Directrice déléguée : Ariel Fouchard (1102).

CE NUMÉRO COMPREND UN ENCART “ABONNEMENTS” BROCHÉ ENTRE LES PAGES 66 ET 67

PUBLICITÉ Directeur commercial : Christian Norlöff (1153). Directrice de publicité : Marine Burrus (1106). Planning FigaroMedias : 01.56.52.20.60. DIFFUSION – ABONNEMENTS – LIBRAIRIE Service diffusion : Valérie Dubuy (1159), Corinne Landry (1158). Ventes au numéro Gilles Marti (01.40.54.12.19) – mail : [email protected] ADMINISTRATION Directeur administratif et financier : Éric Baracassa (1130).

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JAUBERT FRENCH COLLECTION/ALAMY STOCK PHOTO ; ALLOVER IMAGES/ALAMY STOCK PHOTO

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SOURCE FÉCONDE DES ARTS

Valeurs actuelles-Hors série n° 7 - 5

Prologue

France, terre magique de nos aïeux Par Denis Tillinac

Fabuleux

Chacun de nos pas croise les pas de ceux qui nous précédèrent, et ces chemins croisés surplombent un puits sans fond de mystères. Aucun pays, disait l’historien Pierre Chaunu, n’a autant de morts sous son sol que le nôtre. Avant que Cro-Magnon ne s’avise de colorier son bestiaire sur les parois de Lascaux, ses prédécesseurs venus d’on ne sait où ont peuplé durant la préhistoire ce qui allait devenir notre jardin hexagonal. Longue mémoire, siècles des siècles, cortège de faits plus ou moins attestés, habillés par une pléthore de légendes : la France dans ses replis a de quoi nourrir les songeries des amoureux du mystère, de l’insolite, du secret, du merveilleux. Sous des dehors modestes, le village corrézien où mes ancêtres ont planté leurs pénates suffirait à en témoigner. Posé en surplomb de la Dordogne sur un fouillis de verdure, il dispense à sa façon la même leçon d’histoire que Michelet ou Lavisse, et ouvre à l’imagination un puits sans fond de poésie. Le plateau où il somnole s’appelle la Xaintrie. Terre des saints ? Terre des confins ? Sur l’étymologie de ce

6 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

mot, les érudits hésitent. Premier mystère. En tout cas, ma patrie intime n’est pas née de la dernière pluie. Astérix a planté un menhir dans un bois de chênes et on a mis au jour dans un pacage les restes d’une villa gallo-romaine.

Ma grand-mère se signait en passant devant chacune de ces croix de pierre, sa foi peu orthodoxe présumait un miracle. Dans quelle précarité les villageois ont-ils tramé leur existence, avant que les bénédictins n’érigent un monastère aux fins de les civiliser ? On ne sait rien ou presque de ces âges obscurs qui ont succédé à l’agonie de la romanité. L’église et son donjon trapu remontent à l’époque où l’essor du monachisme, après l’ère carolingienne, a initié une révolution spirituelle et économique majeure. Au bas de la gorge, un autre couvent fut implanté, u

Prologue

“À mon seul désir”, une des six tapisseries composant la série de “la Dame à la licorne” (début XVIe siècle, Paris, musée national du Moyen Âge, hôtel de Cluny). Ci-dessous, menhir dans les Cévennes. Les époques se succèdent et croyances, foi ou philosophie appellent à des représentations dont les traces demeurent.

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“Un mystère, c’est la plus profonde chose qu’il y ait pour l’imagination humaine.”

PHOTOS : FRANCOIS FAUCON/ALAMY STOCK PHOTO ; JOSSE/LEEMAGE

Jules Barbey d’Aurevilly, Une histoire sans nom (1882).

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 7

PHOTOS : WIKICOMMONS. ; LISSAC/GODONG/LEEMAGE

Prologue

u cistercien celui-là ; on imagine une émulation, voire une rivalité. Un lacis de souterrains convergeait vers l’église et une rumeur invérifiable prétend que le maréchal Ney, traqué par la police de Louis XVIII, y aurait trouvé refuge avant de se laisser capturer. C’est romanesque. Quelques maisons ont été bâties après les désordres imputables à la guerre de Cent Ans, mais la plupart datent de la Restauration, de la monarchie de Juillet ou du second Empire. Époque faste pour la ruralité. La IIIe République a orné de sa devise la porte de sa mairie-école, transbahuté les défunts à l’extérieur du bourg et érigé le monument aux morts de 1914-1918. Beaucoup de morts. Le village a pris sa part de modernité avec un lotissement et un plan d’eau à l’usage des estivants, mais le passé s’y conjugue encore au présent. On le

rencontre à chaque croisée de chemins, sous la forme d’un calvaire. Impossible de les dater, on sait seulement qu’un culte celtique a précédé, comme partout en France, une piété catholique empreinte de superstition. Ma grand-mère se signait en passant devant chacune de ces croix de pierre ; sa foi hétérodoxe présumait un miracle, dans un jadis immémorial. Pourquoi pas ? Trois chapelles disséminées sur le territoire de la commune contresignent l’influence au long cours de l’Église, dont une sur un promontoire, agrémentée d’une statue de la Vierge peinte en bleu. On y vient pèleriner le jour de l’Assomption et, à la fin de la messe en plein air, on entonne le cantique du cru : « La Xaintrie a votre appel, Vierge des montagnes… » D’où nous viennent les paroles et la musique ? Encore un mystère. C’est dans les entrelacs de son passé, composé, décomposé, recomposé, que la France dévoile les

“Il a fallu que le christianisme vînt chasser ce peuple de faunes, de satyres et de nymphes, pour rendre aux grottes leur silence et aux bois leur rêverie.” François-René de Chateaubriand, le Génie du christianisme (1802). 8 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

Prologue

u atours d’une culture tout à la fois savante et populaire, sacrée et profane, une culture où affleure le fantastique sous l’écorce de notre cartésianisme. C’est en parcourant à la paresseuse ces “pays” décrits par Fernand Braudel que nous découvrons de quoi rémunérer notre pente à la fabulation.

Toute la féerie d’un Moyen Âge réinventé par le romantisme est dans le château d’un noir sépulcral de Combourg. L’autre jour, je me baladais en Lomagne, terre d’Occitanie dont les collines en plan doucement incliné suggèrent la comparaison avec la Toscane. Me voilà dans un bourg dénommé La Chapelle, dont l’église adossée à un château, d’une extrême rusticité, mérite à peine le détour. Pourtant, à l’intérieur, un prêtre du cru ayant transité par Rome a installé, comme un décor de théâtre, un joyau de l’art baroque qui laisse pantois : tribunes de bois doré, chaire, lutrin, retable dans le chœur. L’insolite de ce style rocaille du XVIIIe siècle dans une église médiévale de rase campagne ne laisse pas de déconcerter. Il faut en conclure qu’en France le royaume farfelu u

“La Danse des fées”, par August Malmström (1866). À droite, sainte Geneviève, patronne de Paris (statue en l’église Saint-Étiennedu-Mont). Paganisme et christianisme se sont succédé, remplacés, parfois combattus. Mais l’Église des saints et des martyrs reposait aussi sur des croyances communes.

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 9

Prologue u de Laforgue cohabite dans notre imaginaire avec l’esthétique au cordeau héritée du roman, du cistercien, du gothique et du classicisme. De tels ébahissements sont monnaie courante, pour peu que l’amoureux des vieilles pierres fréquente les innombrables sociétés savantes locales. Il apprendra qu’un monument, un site ou un grimoire recèlent presque toujours une énigme. En longeant le fleuve Dordogne lorsqu’il commence à s’évaser du côté de Carennac, il cherchera à situer précisément Uxellodunum, théâtre d’une bataille semilégendaire qui opposa les légions de César aux Gaulois de Vercingétorix. Les Romains ont gagné, et, dit-on, tranché les mains de tous leurs prisonniers. Puis à Martel, sur le causse quercynois, il se laissera dire que peut-être Abd el-Rahman, le chef des Maures, a été tué par Charles Martel et inhumé sous l’actuelle mairie. Peut-être : le VIIIe siècle, c’est loin dans le temps, on y projette ce que bon nous semble, des loups-garous, des esprits malins, des sorcières, des Vierges noires.

DAVID BURTON/ALAMY STOCK PHOTO

10 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

J’ai cherché en vain la bête du Gévaudan sur les routes de la Lozère. L’exode rural consécutif à la révolution industrielle a inspiré une profusion de plumes régionalisantes, chacune proposant un descriptif idéalisé de son terroir originel, à charge pour chaque lecteur d’y surajouter ses propres divagations. Ramuntcho, de Loti, m’a offert gratis un Pays basque d’imagerie plus vrai que nature. Dans le panthéon de mes noces d’amour avec la France, le pays de Caux est une réinvention de Maupassant, le pays d’Ouche doit sa magie à La Varende, et dans les Landes de Gascogne, Mauriac a accompagné mes années d’apprentissage, entre l’appel du divin et celui de la chair. Les Ardennes de Dhôtel, le Limousin de Giraudoux, la Puisaye de Colette, l’Auvergne de Pourrat, la

Le lac du Gast, en Normandie. Retenue d’eau aux abords de la forêt de Saint-Sever, qui abrite par ailleurs ce qui est présenté comme un mégalithe géant.

u

On tolérera qu’un écrivain français poétise la damasserie de nos “pays” par le truchement de ses illustres devanciers. À mon aune, toute la féerie d’un Moyen Âge fantasmé par le romantisme est dans le château d’un noir sépulcral de Combourg, à l’écart de la route reliant Rennes à Saint-Malo. En évoquant ses émois d’ado dans les Mémoiresd’outre-

tombe, avec le fantôme d’un ancêtre à jambe de bois précédé d’un chat noir errant dans la coursive, Chateaubriand ressuscite les sortilèges de la forêt de Brocéliande. Toutes les histoires de sorcellerie berrichonne sourdent des romans champêtres de George Sand — la Mare au diable, François le champi —, et en voyant se profiler l’aiguille d’Étretat, on imagine les dédales sous la falaise creusés par l’imagination de Maurice Leblanc dans l’Aiguille creuse.

Prologue Sologne de Genevoix, la Lorraine de Barrès, la Brière d’Alphonse de Châteaubriant, les ciels cha“Le marais, c’est un monde entier sur la terre, rentais de Chardonne, le Béarn de Toulet, la Toumonde différent, qui a sa vie propre, […] raine de Balzac, la Provence séquencée par Daudet, Mistral, Pagnol et Giono : autant de paysages ses voix, ses bruits et son mystère surtout. enchantés par une plume, avec leur lot de contes et légendes. Rien n’est plus troublant, plus inquiétant, plus Mais, dans ce kaléidoscope où les siècles s’entremêlent en images saintes ou triviales, nul besoin de effrayant, parfois qu’un marécage. Pourquoi réminiscences littéraires pour habiter la mémoire cette peur qui plane sur ces plaines basses de notre pays, et l’enluminer à notre guise. J’ai cherché en vain la bête du Gévaudan sur les routes de la couvertes d’eau ? Sont-ce les vagues rumeurs Lozère mais, sous les chênes à l’alignement de la forêt de Tronçais, je me suis cru parachuté dans le des roseaux, les étranges feux follets, le silence Grand Siècle, pour y courtiser une gente dame des Très Riches Heures du duc de Berry en courant le cerf profond qui les enveloppe dans les nuits avec un de nos rois. Peu importe lequel, ils sont tous calmes, ou bien les brumes bizarres, qui traînent à l’état d’ossements dans la crypte de la basilique de Saint-Denis. Quoi de plus émouvant que de baguesur les joncs comme des robes de mortes, nauder entre les mausolées fastueux et les simples cénotaphes, les âges s’y confondent dans une comou bien encore l’imperceptible clapotement munion des songes ! […] qui fait ressembler les marais à des pays Cette communion — l’âme de la France en quelque sorte —, je la ressens en effleurant de la main de rêve, à des pays redoutables cachant la châsse de sainte Geneviève à Saint-Étienne-duMont, où dorment derrière le chœur les restes de un secret inconnaissable et dangereux.” Pascal et de Racine. Je la ressens sur le rocher de la Guy de Maupassant, le Horla (1887). Sainte-Baume, où peut-être Marie-Madeleine a achevéses jours dans la pénitence, après son périple u

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 11

u en barque avec Marthe et Lazare depuis Césarée. Peut-être, on ne saura jamais et tant mieux, autant s’en tenir à la version de Lacordaire. Je la ressens pareillement à la Couvertoirade, sur le Larzac, devant les pierres tombales de guingois de templiers anonymes. Quel Orient mirifique avaient convoité ces moines soldats avant de trépasser sur cette caillasse ? Pourquoi la tragédie finale avec le supplice de Jacques de Molay, sa malédiction sur le

Doulce France, terre de raisons souvent fallacieuses et de déraisons salvatrices, tu n’en finiras jamais de nous raconter tes histoires. bûcher ? Les “rois maudits”, le trésor — ce mélange de réalité et de légendaire — continue de faire les unes des magazines, il faut croire que nous sommes voués au ressassement des mystères de notre histoire-géo. L’âme de la France, je la retrouve aussi sous les voûtes de l’abbaye de Saint-Benoît, quand les moines psalmodient ce grégorien qui peut-être nous vient de l’Orient. Quel Orient ? Celui des récits ramenés et enjolivés par les croisés de Godefroy de Bouillon, par les savants qui accompagnaient Bonaparte, par nos écrivains voyageurs. Doulce France, terre de raisons souvent fallacieuses et de déraisons salvatrices, tu n’en finiras jamais de nous raconter tes histoires de gueux, de preux et de pieux. Dieu veuille que nos rejetons aient toujours envie de les écouter, ton immortalité est à ce prix. ● Denis Tillinac 12 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

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PHOTOS : AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE LIB. ; HERVÉ CHAMPOLLION/AKG-IMAGES ; AKG-IMAGES

Prologue

“L’Île des morts”, par Arnold Böcklin (1880, Bâle, musée d’Art). Une vision d’Avalon. Ci-dessous : le dolmen de la Planche (vers 3000 avant J.-C., île d’Yeu). Page de droite, “Une sirène”, par John William Waterhouse (1900, Londres, Royal Academy of Arts). L’eau, la pierre et les monstres qui se cachent dans l’onde.

Prologue

“Qu’avais-je fait ? J’avais troublé l’harmonie de l’univers magique où mon âme puisait la certitude d’une existence immortelle. J’étais maudit peut-être pour avoir voulu percer un mystère redoutable en offensant la loi divine […] ! Les ombres irritées fuyaient en jetant des cris et traçant dans l’air des cercles fatals, comme les oiseaux à l’approche d’un orage.” Gérard de Nerval, Aurélia (1855).

Denis Tillinac vient de publier “l’Âme française”, Albin Michel, 256 pages, 18,90 €.

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 13

Prologue

Géographie du merveilleux Provinces

Peuples aux racines communes et anciennes, les Français, s’ils croient au surnaturel, ne croient pas tous au même ; les conditions de vie font différer d’un point à l’autre du territoire la perception qu’ils en ont. “La France était bien plus belle quand elle avait encore des fées. Nous étions la poésie du pays, sa foi, sa candeur, sa jeunesse. Tous les endroits que nous hantions, les fonds de parcs embroussaillés, les pierres des fontaines, les tourelles des vieux châteaux, les brumes d’étangs, les grandes landes marécageuses recevaient de notre présence je ne sais quoi de magique et d’agrandi. À la clarté fantastique des légendes, on nous voyait passer un peu partout traînant nos jupes dans un rayon de lune, ou courant sur les prés à la pointe des herbes. […] Dans les imaginations naïves, nos fronts couronnés de perles, nos baguettes, nos quenouilles enchantées mêlaient un peu de crainte à l’adoration. […] et comme nous donnions le respect de ce qui est vieux, nous, les plus vieilles du monde, d’un bout de la France à l’autre on laissait les forêts grandir, les pierres crouler d’elles-mêmes. Mais le siècle a marché. Les chemins de fer sont venus. On a creusé des tunnels, comblé les étangs, et fait tant de coupes d’arbres, que bientôt nous n’avons plus su où nous mettre. […] Dès lors, ç’a été fini pour nous. […] La vertu de nos baguettes s’est évanouie, et de puissantes reines que nous étions, nous nous sommes trouvées de vieilles femmes, ridées, méchantes […]. Et voilà comme la France a laissé toutes ses fées mourir.” (Alphonse Daudet, les Contes du lundi) Deux cent cinquante ans d’un rationalisme maniaque ont mené notre pays sur les contrées de l’irréligion, réduisant l’Église — surtout celle des saints et des martyrs —, que Voltaire qualifiait d’“infâme”, à la portion congrue et rejetant au passage toutes les réminiscences de la magie, du merveilleux, du rêve, de tous ces moyens, parfois issus d’autres religions encore plus anciennes, qu’avaient nos ancêtres de s’approprier leur réel, leur quotidien, de donner une forme à leurs angoisses et à leurs espérances. La France, pourtant, terre de vieil enracinement, est féconde de ces légendes ou de ces historiettes qui scandent la marche des siècles. Fées bonnes ou mauvaises, sorciers, sorcières, dieux cornus, bêtes étranges, mages assoupis, lieux inaccessibles et dangereux, belles dames bonnes ou vénéneuses, immortelles, évanescentes, troublantes… sont notre bagage. Oubliés ? Peut-être mais ils demeurent immarcescibles, souhaitons-le. Voilà pourquoi nous avons voulu rendre quelques-uns d’entre eux à ceux qui sont sensibles à cette vie qui est faite de la même étoffe que les songes… ●

Yves Le Bescond

14 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

Les provinces de l’Ancien Régime. En un temps où moins d’un tiers de la population s’exprime en français, et où les déplacements sont assez rares, chaque lieu a développé, à partir d’un socle commun de légendes, son propre imaginaire.

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PHOTOS : DR ; MARY EVANS/SIPA, AKG-IMAGES.

Prologue

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 15

La licorne qui purifie l’eau, du “Jardin des délices”, de Jérôme Bosch (1503-1504, musée du Prado). En bas, un des alignements de Carnac (Morbihan). Page de gauche, “la Druidesse”, par Alexandre Cabanel (1868, Béziers, musée des Beaux-Arts).

La magie des origines Terre d’occupation immémorielle, la France a vu se succéder mondes, civilisations, religions… Lande granitique battue par les vents, plaine grasse, reliefs ou impénétrables forêts, elle est le refuge de ceux qui rêvent et croient. Nulle surprise, alors, si ce qui se trouve au-delà de l’horizon, ou de la perception,

PHOTOS : AKG-IMAGES ; JIM BRANDENBURG / MINDEN PICTURES / BIOSPHOTO/AFP ; AISA/LEEMAGE

a servi de ciment à l’imaginaire de ses peuples.

La magie des origines

Pierres libératrices Mégalithes

Vestiges d’un passé oublié, devenus substance de l’inspiration des poètes, menhirs et autres dolmens sont solidement ancrés dans l’univers de la magie. Quand les dieux se manifestent, les hommes dont ils ont changé le cœur construisent pour eux des monuments et des temples ; quand les dieux se retirent, les monuments qui sont plus solides que le cœur des hommes demeurent, et ne disent plus rien aux hommes qui suivent, sinon des choses étranges et énigmatiques. Dans quelle mesure pouvons-nous comprendre les vestiges des civilisations qui nous ont précédés ? C’est la question préalable à toute recherche en archéologie, laquelle plus que toute autre science devrait nous rappeler au devoir de modestie. Élie Faure a imaginé le Petit Larousse de l’an 3000 avec tout le sérieux scientifique requis : la reconstitution qu’il fait de notre monde est à la fois très vraisemblable (pour une époque qui ne saura plus rien de nous) et hautement hilarante.

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Les alignements de Carnac (Le Ménec). Datant du néolithique, constitués de près de 3 000 pierres levées (menhirs, dolmens, allées couvertes, cromlechs…), disposées selon un plan géométrique et gradué, leur destination est encore inconnue. On leur prête cependant le plus communément un rôle religieux ou funéraire, voire astronomique.

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Ainsi et par excellence des mégalithes, menhirs et dolmens qui jalonnent la France depuis des temps immémoriaux. À Carnac, le Moyen Âge en a fait des légionnaires romains lancés à la poursuite de saint Cornély (ou Corneille, pape), lequel les aurait transformés en pierre. Ce qui est l’évidence même, l’évidence de la santé et de la vie ; car il est normal de vivre au présent, normal aussi de se faire un passé qui prolonge ce présent. C’est ainsi que les peintres du Moyen Âge et de la Renaissance ont donné aux disciples du Christ les vêtements de leurs contemporains, et les légionnaires endormis au tombeau de Piero della Francesca ont

évidemment les armes du temps de Laurent de Médicis. Rien n’est moins naturel, rien n’est plus à contre-temps, que le souci muséologique de la reconstitution — et pour finir rien n’est plus aléatoire : Jean Markale, qui a consacré à la « civilisation mégalithique » une synthèse documentée (Dolmens et menhirs, Payot, 1994) rappelle comment les archéologues se perdent en conjectures, de même que les monuments dont ils parlent se perdent dans ce qu’il appelle « les brumes du passé », propices à toutes les mythologies. S’il faut choisir, les mythologies des poètes, parce qu’elles sont plus belles et plus vastes, et qu’elles gardent les droits de l’inconnu, ont chance d’être plus vraies que celles des savants. Les « noms de pays », comme disait Proust, qui sont la première poésie et la nourrice des peuples, nous parlent d’une époque du monde où la terre appartenait aux géants : Tombeau du Géant, Danse des Géants, Lit du Géant, Palet de Gargantua... Époque si lointaine que les pierres longues ou menhirs, tables de pierre ou dolmens, alignements de pierres levées ou cromlechs, étaient déjà au temps de César et d’Obélix des énigmes de la plus haute antiquité. On peut reprocher à l’Église, au nom de la conservation du patrimoine, d’avoir fait détruire les « pierres que des gens, trompés par les ruses des démons, vénèrent dans les lieux en ruine et dans les forêts » (canon 20 du concile de Nantes de 658) ; ce serait méconnaître la vie des formes religieuses, et l’inversion des signes qui préside à

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PHOTOS : NORTH WIND PICTURES/LEEMAGE ; DAN SHANNON - ONLYFRANCE.FR/AFP

leur disparition. Jünger notait que « les autels renversés sont habités par les démons » : rappel d’un bon sens supérieur qui rend a priori suspecte toute reviviscence des formes mortes. Il ne faut pas confondre exhumation et résurrection, et la volonté des hommes ne peut guère qu’exhumer ; il ne faut pas non plus confondre ressuscités et revenants. En voyant dans les mégalithes des monuments maléficiés, autels pour des sacrifices humains (et c’est toute la parabole de Tess d’Urberville, de Thomas Hardy, à Stonehenge), l’Église calomniait moins les formes religieuses antécédentes qu’elle ne mettait en garde les fidèles de son époque contre ce qu’étaient devenus ces vestiges, et, là encore, les noms sont parlants : Roche aux Fées, Grotte du Diable, Tertre de la Sorcière...

Dans son Historia regum Brittaniae (1136), Geoffroi de Monmouth attribue à Merlin la construction magique de Stonehenge et aux géants les pierres levées d’Irlande qu’ils auraient apportées d’Afrique. Nécropole des anciens rois, temple du soleil : l’évêque Geoffroi, qui conjecture ce que fut Stonehenge, est peut-être le premier des “antiquaires”, autrement dénommés “celtomanes” qui ont précédé puis accompagné, six siècles plus tard, la redécouverte de ces mégalithes. Tous, s’ils étaient passionnés, n’avaient pas sa prudence ; Théophile-Malo de La Tour d’Auvergne, le “premier grenadier de la République” dont, selon Carnot, « l’érudition égalait la bravoure », occupa sa captivité sur les pontons anglais à écrire un dictionnaire français-celtique — il sera l’un des premiers à parler de “menhirs” et de “dolmens”, et verra dans le bas-breton la langue originelle, celle que l’on parlait au paradis terrestre. De l’épopée d’Ossian, publiée en 1761 par Macpherson qui l’avait non seulement découverte, mais inventée

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Archéologues ou historiens qui rectifient les dates et contredisent les fables perdent leur peine, et c’est heureux. Sacrifice humain par les druides à Stonehenge (gravure du XIXe siècle). Les mégalithes, contemporains de la fin du néolithique et de l’âge du bronze, sont antérieurs de dix à vingt siècles à la religion des Gaulois, à laquelle ils sont si souvent associés.

— c’est ainsi qu’un faux génial offrait à l’Europe ses archives poétiques les plus irréfutables —, aux Martyrs de Chateaubriand, en 1809, les Celtes déferlèrent, enflammant les imaginations. Au début de son Histoire de France populaire (1867), qui s’adresse au grand nombre de « citoyens qui n’ont pas le loisir des longues lectures », Henri Martin campe ces ancêtres fabuleux, « qui habitaient, au centre de l’Asie, une terre qui s’appelait Arie. Cette terre avait la Sibérie au nord, la Chine à l’orient, l’Inde et la Perse au midi... » Gaulois ou Celtes ou Aryens, ils sont les émissaires du monde d’avant, et les archéologues ou les historiens qui rectifient les dates et contredisent les fables perdent leur peine, et c’est heureux : tant qu’il restera de ces pierres, qui nous tiennent si haut leur incompréhensible langage, qui ne démentent jamais nos explications, pas plus qu’elles ne les épuisent, les hommes ne pourront se réduire à l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes. ● Philippe Barthelet

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Des sanctuaires et des dieux Druidisme

Longtemps méconnue ou travestie, la religion des Gaulois livre enfin ses secrets depuis quelques décennies. De caractère civique, comme en Grèce et à Rome, mais irriguée par la sagesse des druides, elle témoigne du haut degré de leur civilisation.

Ces quelques textes, mal choisis et mal interprétés, ont suffi à assouvir pendant des siècles le modeste désir de connaissances des Français sur les Gaulois. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle et, surtout, avec la Révolution que la France trouva dans la Gaule un nouveau début à son histoire. Cependant, les Gaulois peinaient encore à devenir des aïeux fréquenta20 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

bles : on leur préférait toujours les Romains, censés leur avoir apporté la civilisation et la pax romana. Archéologues et historiens, fascinés par les restes imposants de l’architecture gallo-romaine (arènes de Nîmes et d’Arles, pont du Gard et théâtre d’Orange), peinaient à retrouver la trace des énigmatiques habitants de la Gaule. Longtemps, on les confondit avec les bâtisseurs des mégalithes qui avaient œuvré un ou deux millénaires avant les premiers Gaulois identifiables, ceux que rencontrèrent les Phocéens venus fonder Marseille (voir page 83). Puis ce furent surtout les sépultures gauloises qui furent mises au jour, au XIXe et XXe siècles, livrant céramiques, bijoux et armes. On ne se souciait pas de chercher quelles avaient été les conditions de vie de ces morts ; on préférait collectionner les œuvres d’art qu’on avait placées à leurs côtés.

Les Gaulois ne se représentaient pas les dieux sous une forme humaine, celle d’une statue cultuelle qui aurait eu besoin d’une demeure. En 1977, une découverte exceptionnelle, à Gournay-sur-Aronde (Oise), allait modifier tout cela. Les fossés d’un enclos de plan rectangulaire, d’une cinquantaine de mètres de côté, livrèrent des milliers d’armes en fer et d’ossements d’animaux. La relecture plus raisonnée d’une description de la Gaule, due au philosophe et voyageur grec Poseidonios d’Apamée, aux alentours des années 100 avant Jésus-Christ, permit de reconnaître dans cet aménagement un authentique sanctuaire. L’auteur parlait en effet d’« enceintes cultuelles » dans lesquelles on déposait d’incroyables offrandes, souvent en or, auxquelles personne n’osait toucher. De fait, l’enclos délimité par un mur précédé d’un fossé et muni d’un porche monumental ne diffère en rien des lieux de culte latins, les périboles, ou grecs, les téménê. Il en a le plan, les dimensions et les fonctions. Il est un morceau de terre découpé, commun aux hommes et aux dieux, où ceux-ci se rencontrent, les premiers offrant aux seconds des victimes sacrificielles qu’ils consomment “à la même table”. Au centre du lieu sacré, se trouve une grande et profonde fosse ; elle servait d’autel : sur son bord u

MUSEE GALLO-ROMAIN DE LYON

L’idée même d’une religion gauloise est chose nouvelle. Pendant deux mille ans, leurs voisins et leurs descendants ont considéré que les Gaulois ne jouissaient pas d’un ensemble raisonné de croyances et de rites fondant l’ordre social. Le seul commerce avec leurs dieux qu’on leur reconnaissait était la pratique de rites primitifs en pleine nature : sacrifices humains auprès de quelque dolmen, cueillette du gui dans la forêt, dévotions à des divinités héritées de la préhistoire. C’est la découverte, dans les années 1970, d’un premier sanctuaire attribuable aux Gaulois qui a contredit cette image : tout à coup se révélait un culte public qui n’avait rien à envier à celui des Grecs et des Romains. Cette révélation invitait à considérer d’un autre œil la civilisation gauloise tout entière, mais aussi la littérature historique antique, qui avait jusqu’alors été si mal utilisée par les historiens contemporains. Les Gaulois, en effet, ont souffert du regard hostile qu’ont porté sur eux les Romains et, dans une moindre mesure, les Grecs. À leurs yeux, ils étaient des barbares et leurs mœurs censées refléter leur condition : une civilisation inaboutie, la passion de la guerre et du pillage. Dans une de ses plaidoiries, Cicéron accuse les Gaulois d’avoir ravagé le sanctuaire le plus vénéré au monde, celui de Delphes. Dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules, César fait des druides des prêtres qui n’hésitent pas, au besoin, à recourir au sacrifice humain et décrit rapidement le panthéon gaulois comme la copie simplifiée de celui des Romains : « La divinité qu’ils honorent principalement est Mercure… Viennent, après lui, Apollon, Mars, Jupiter et Minerve, dont ils se font à peu près la même idée que les autres nations. » Enfin, Pline le Naturaliste, par sa description de la cueillette du gui, accrédite involontairement l’idée de lieux de culte en pleine nature.

“La Cueillette du gui”, par HenriPaul Motte (vers 1900) ; il représente, installé sur une plateforme perchée dans les arbres, un druide barbu armé d’une serpe en or, accompagné de prêtresses tout de blanc vêtues. Au solstice d’hiver, ils coupent la plante magique, le gui. Cette mise en scène, théâtrale et plutôt réussie, s’inspire d’une notice écrite par Pline l’Ancien.

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La magie des origines Pour la pratique religieuse il fallait des lieux adaptés, nettement séparés du monde profane, ouvrant vers le soleil levant ; les animaux offerts aux dieux ne pouvaient être que ceux que les hommes élevaient eux-mêmes ; les dépouilles prises à l’ennemi étaient la matière des trophées et non le butin personnel du vainqueur. La religion, mieux que d’autres activités, témoignait du haut degré de la civilisation gauloise.

Si l’individu accomplissait ses propres rites personnels, il le faisait dans la plus grande discrétion. Nulle part n’apparaît une pratique individuelle. Les grands sacrifices, les offrandes guerrières sont les dons que fait à ses dieux une population tout entière, l’un de ces peuples que César appelle « civitates » ou l’une de ses subdivisions, le « pagus », correspondant à un ou plusieurs de nos cantons actuels. Il s’agit donc d’un culte public. La communauté religieuse est avant tout civique : seuls les citoyens à part entière, qui paient leurs impôts et accomplissent leur service militaire, participent au sacrifice et banquettent ensemble dans un espace commun symboliquement délimité. L’archéologie de cette période ne nous apprend cependant rien d’éventuels cultes familiaux ou des ancêtres. Si l’individu gaulois accomplissait ses propres rites personnels, issus de traditions indigènes et fort anciennes, il le faisait dans la plus grande discrétion. La promotion du culte d’État et la disparition des pratiques cultuelles domestiques doivent être mises en relation avec l’activité déterminante des druides. Ces hommes un peu énigmatiques, qui ont fasciné les philosophes grecs, sont apparus dans les premiers siècles du premier millénaire avant notre ère et ont connu leur apogée entre le Ve et le Ier siècle. Poseidonios, qui les a étudiés avec intérêt, nous apprend qu’ils étaient des sages aux multiples fonctions et les rouages essentiels de la société gauloise. Philosophes, ils prônaient une éthique pragmatique qui muselait les pouvoirs politique et guerrier. Leur sagesse leur avait permis de devenir des juges suprêmes, arbitrant non seulement les différends privés mais surtout les conflits entre les peuples. Scientifiques, ils effectuaient des recherches dans tous les domaines (astronomie, sciences de la nature, calcul, géométrie), dont ils communiquaient les résultats à des enfants qu’ils avaient choisis et qui devaient leur succéder. Les druides avaient établi leur autorité par leur action théologique. Experts en divination astronomique, ils avaient élaboré des calendriers régissant la vie religieuse, politique et sociale. De la même manière qu’ils avaient interdit l’usage de l’écriture pour empêcher la diffusion du savoir, ils avaient condamné la figuration des dieux dont,

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u étaient tués les animaux, le sang coulant le long des parois, la bête y étant parfois tout entière précipitée. Les Gaulois, jusqu’au Ier siècle avant notre ère, ne se représentaient pas les dieux sous une forme humaine, celle d’une statue cultuelle qui aurait eu besoin d’une demeure. La divinité invisible résidait — comme c’était souvent le cas en Grèce et dans le Latium — dans un petit “bois sacré”, un arbre ou un bosquet situé près de l’autel. Dans ce sanctuaire, qui fonctionna dès la fin du IV e siècle avant Jésus-Christ, deux types de rites avaient cours régulièrement : sacrifices d’animaux domestiques (bœufs, moutons, porcs) et offrandes d’armes prises à la guerre. Dans les deux cas, la pratique est en tous points semblable à ce qui se faisait sur les bords de la Méditerranée. Les animaux étaient tantôt offerts entiers à une divinité souterraine (rite chtonien), tantôt partagés entre les hommes, qui mangeaient les meilleurs morceaux, et les dieux, qui s’abreuvaient de la fumée des entrailles grillées. Les offrandes d’armes étaient pareillement fixées sur les parois du sanctuaire et exposées le temps que permettait leur conservation. Une cinquantaine de lieux similaires furent découverts dans une grande partie de la France, en Belgique, au Luxembourg, en Allemagne et en Italie du Nord… dans les limites de l’ancienne Gaule.

“Velléda”, par Alexandre Cabanel (1852, Montpellier, musée Fabre). Tacite lui prête une influence considérable, en tant que druidesse et prophétesse, dans la lutte des Germains contre les Romains.

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AKG-IMAGES/JOSEPH MARTIN ; AKG-IMAGES

La forêt des druides, scène de “Norma” (1831), opéra de Vincenzo Bellini (vers 1835, lithographie coloriée d’après un dessin de Villeneuve). Alors que la Gaule est sous occupation romaine, l’histoire raconte les amours tragiques de Norma, une druidesse gauloise, et Pollione, proconsul romain.

seuls, ils connaissaient la nature et les désirs. Ils étaient donc indispensables à toute cérémonie religieuse mais, contrairement à l’affirmation de César, ne pratiquaient pas eux-mêmes les sacrifices. Ils révéraient la pureté, ce dont témoignait leur toge blanche immaculée. Les druides s’alimentaient, entre autres, d’une pensée qui venait du monde oriental et transitait probablement par les pythagoriciens dont on les rapprochait habituellement. Ils croyaient en l’immortalité de l’âme et en sa réincarnation cyclique dans d’autres êtres humains. Néanmoins — et certainement pour s’attirer la faveur de la noblesse —, ils persuadaient les guerriers que leur âme gagnerait directement le paradis céleste s’ils mouraient au combat. Cette croyance entretenue rendait les combattants impétueux et redoutés, n’hésitant pas à combattre nus et terrorisant de cette manière leur ennemi. La religion d’État, imposée par les druides et les pouvoirs politiques à partir du IVe siècle, était trop contrainte pour durer longtemps ; néanmoins, elle

demeura en place pendant près de trois siècles. Le développement de la civilisation gauloise devait avoir raison d’elle. Une économie florissante et un commerce de plus en plus actif avec l’Italie s’accompagnèrent d’un changement des valeurs morales, des mœurs politiques et des coutumes sociales. La noblesse, jadis guerrière, se lança dans les affaires ; des druides eux-mêmes s’engagèrent dans la carrière politique, tel l’Eduen Diviciac, qui fut même le compagnon d’armes de César. Les images se répandirent, les statues cultuelles apparurent. Et, bientôt, les dieux hautement civilisateurs reconnus par les druides cédèrent la place à des divinités locales, resurgissant des temps les plus anciens. La Gaule, en matière de religion comme dans son économie, se romanisa ainsi quelques décennies avant même que Rome n’impose son administration et un nouveau culte public dans les cités. La religion gallo-romaine qui se développa dès ce moment n’est plus qu’un syncrétisme entre une religion d’État étrangère et des cultes locaux et populaires, ressuscités d’une ancienne préhistoire. ● Jean-Louis Brunaux

À lire De Jean-Louis Brunaux : “les Religions gauloises”, CNRS, Bibli (à paraître en septembre 2016) ; “les Druides, des philosophes chez les barbares”, coll. “Points Histoire” (2015), 381 pages, 10 €. Jean-Louis Brunaux est directeur de recherche au laboratoire d’archéologie du CNRS et de l’ENS.

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Druides d’hier et d’aujourd’hui Renaissance

Indissociable de l’imaginaire celte, le druidisme n’a jamais totalement disparu. Redécouvert à partir du XVIIIe siècle, il sera un puissant vecteur du réveil de la culture celtique.

Chaque année, début juillet, les communes de Brasparts (Brasparzh), près de Landerneau, et d’Arzano (An Arzhannon), près de Quimper, sont le théâtre d’une étrange cérémonie : l’assemblée de la fraternité des druides, bardes et ovates de Bretagne, seule réunion de la Gorsedd (assemblée) ouverte au public. Là, dans un cercle de pierres, sont intronisés de nouveaux membres par le rituel de la reconstitution de l’épée brisée du roi Arthur, symbole de l’unité des peuples celtes. Ce néodruidisme remet en pleine lumière la figure du druide qui, de par ses trois fonctions — religieuse, savante et politique —, était le pivot de la société gauloise. « L’instinct le plus profond, peut-être, des races celtiques, c’est le désir de pénétrer l’inconnu », soulignait Ernest Renan (lui-même breton, de TréReprésentation de Cernunnos sur le chaudron de Gundestrup découvert dans le Jutland en 1891. Dieu des forêts, dieu de fertilité, figure probablement majeure de la religion des Gaulois, dont la ramure a, peut-être, inspiré les cornes du Malin. 24 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

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La magie des origines guier). Peut-être pensait-il, en écrivant cette phrase, à ceux qui l’ont le mieux illustrée, à savoir les hommes à la robe blanche. C’est à Pline l’Ancien que l’on doit la première description connue des druides. On lit dans son Histoire naturelle : « Les druides, car c’est ainsi qu’ils appellent leurs mages, n’ont rien de plus sacré que le gui et l’arbre qui le porte, supposant toujours que cet arbre est un chêne. À cause de cet arbre seul, ils choisissent des forêts de chênes et n’accompliront aucun rite sans la présence d’une branche de cet arbre. » “Druide” se traduit aujourd’hui par “le très savant” ou par “sagesse”, qualité reconnue aux druides par de nombreux auteurs romains et grecs. Ainsi Strabon, dans sa Géographie : « Les druides, en plus des sciences de la nature, s’exercent à la philosophie. Ils sont considérés comme les plus justes des hommes… » Pour Jean-Louis Brunaux, ils seraient proches des pythagoriciens, ainsi que des sages de la Thrace et de la Perse. C’est aussi Strabon qui dépeint le druide : « vêtu d’une robe blanche, [montant] à l’arbre, [coupant] avec une faucille d’or le gui qui est recueilli dans un linge blanc. »

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MARC ZAKIAN/ALAMY STOCK PHOTO

“Prêtre, investi de l’autorité spirituelle, détenteur de la science sacrée, ministre de la religion et gardien de la tradition.”

Stonehenge, cérémonie au solstice d’été. En Angleterre, depuis 2010, le druidisme est une religion reconnue. Fruit d’une vision romanesque, passablement erronée, des anciennes pratiques, il tend à rechercher des formes plus authentiques d’un culte dont aujourd’hui plus personne ne sait rien… ou presque.

D’autres auteurs ont mentionné l’existence des druides : Cicéron, Lucain, Tacite, César, Diodore de Sicile, etc. Ces témoignages, réels ou empruntés, positifs ou négatifs, parfois aussi instrumentalisés par la “raison politique”, offrent une description très disparate des fonctions et du rôle du druide dans la société celte. Françoise Le Roux et Christian-Joseph Guyonvarc’h définissent ainsi le sens du mot “druide” : « Il désigne le prêtre, investi de l’autorité spirituelle, détenteur de la science sacrée, ministre de la religion et gardien de la tradition. » Prêtre, juriste, éducateur, ambassadeur, philosophe, poète, le druide est aussi guerrier, comme en témoignent les textes irlandais, et ils furent nombreux à participer, voire à déclencher des révoltes contre l’occupant romain. Peut-être est-ce la raison principale de l’expédition meurtrière contre le sanctuaire druidique de l’île d’Anglesey, en 60-61 de notre ère, relatée par Tacite dans les Annales, qui décrit la férocité de l’affrontement, vu du côté romain : « Sur le rivage, l’armée ennemie faisait face, dense en armes et en hommes ; parmi elle, couraient des femmes semblables à des furies, les cheveux dénoués et portant des torches. Autour d’elles, des druides, les mains tournées vers le ciel, répandaient d’affreuses imprécations. » Persécuté, traqué, bousculé par la venue du christianisme, le druidisme disparaît, englouti dans la forêt de Brocéliande, évaporé dans les

brumes d’Avalon. L’histoire aurait pu se terminer ainsi, mais c’était sans compter sur la puissance du mythe : la figure du druide, en effet, n’a jamais totalement quitté l’imaginaire des peuples celtes, notamment au Moyen Âge. Des siècles plus tard, elle allait même servir de “recours” aux élites celtes face aux menaces que la société matérialiste et l’idéologie rationaliste faisaient peser sur les cultures régionales. La redécouverte des druides commence en Angleterre, au XVIIIe siècle, avec les écrits de William Stukeley, vicaire de Stamford, passionné d’antiquité celte. En 1781, à Londres, Henry Hurle fonde une société secrète, intitulée Ancient Order of Druids. À la même époque, le poète William Blake, membre d’une confrérie druidique, compose des écrits à la gloire des prêtres celtes. Le mouvement de renaissance lancé, il n’allait plus s’arrêter. En 1792, des bardes gallois réunis à Londres, soucieux de préserver leur langue et leur culture, créent le Gorsedd y Beirdd, dont le cérémon i a l s e r a r e p r i s pa r l e s a u t r e s a s s o c i a t i o n s druidiques. C’est le Gorsedd gallois qui, un siècle plus tard, en 1899, donne son accord pour la création du Gorsedd de Bretagne. Dès ses débuts, le néodruidisme se pense en termes de panceltisme et mobilise les écrivains, poètes et artistes qui souhaitent préserver et redynamiser la culture celte. En Bretagne, ce réveil doit beaucoup à la parution, en 1839, du célèbre Barzaz Breiz, recueil de chants populaires bretons, collectés par Théodore Hersart, vicomte de la Villemarqué (1815-1895, voir page 121). Le premier Gorsedd (“Goursez” en breton) se tient en 1900 à Guingamp. Son but : « constituer une assemblée de sages, apte à assurer la pérennité du patrimoine celtique en général et breton en particulier. » Pas question, cependant, de tomber dans une religiosité factice et parodique. Il s’agit, bien plutôt, d’encourager les réflexions philosophiques et spirituelles. Certains grands druides ont laissé une marque particulière, tel François Jaffrennoù-Taldir (1879-1956), écrivain et poète, créateur de l’hymne national breton, le Bro gozh ma zadoù (“Vieux Pays de nos pères”), ou Gwenc’hlan Le Scouëzec (1929-2008), fils du peintre Maurice Le Scouëzec et auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont le célèbre Guide de la Bretagne mystérieuse (éditions Tchou), ainsi que d’un Dictionnaire de la tradition bretonne (éditions du Félin/Philippe Lebaud). C’est l’un de ses membres, Morvan Marchal, qui, en 1923, a créé le drapeau breton, le Gwen ha du. Il a attiré dans ses rangs des écrivains (Charles Le Goffic, Anatole Le Braz), des philosophes (Philéas Lebesque), ainsi que le chanteur Gilles Servat. En cent douze ans d’existence, le Gorsedd de Bretagne a accompli un travail considérable pour l a c u l t u r e b r e t o n n e ( l i t t é r a t u r e , m u s i q ue , danse…). ● Michel Thibault Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 25

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Moyen Âge, barbare, obscur et lumineux… Fondateur

Les “âges obscurs”, disent-ils… Tout à leur appréciation binaire de l’histoire, les modernes oublient qu’ils en sont issus. Société, politique, religion, le monde où nous vivons procède de ces temps. Dans sa recherche de la raison pure comme dans l’enracinement dans le merveilleux !

Au début, « les royaumes barbares se débattent pour se faire une place dans l’espace de l’ancien empire romain », c’est le temps des conquêtes de l’islam : « L’Orient prend un nouvel essor, avec Byzance d’abord, puis l’éclat des grands califats de Damas et de Bagdad. » Après plusieurs siècles, l’Occident finit par se réveiller : il reprend le flambeau. « C’est la grande époque de la chrétienté où, sous la direction de la papauté triomphante, on tente la synthèse de la foi et de la raison, où l’on mène le grand combat contre l’islam ; c’est l’âge de raison d’une civilisation qui a trouvé ses repères et ses valeurs. » Et — préface au mot de Valéry sur ces civilisations qui sont mortelles ? — 26 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

tout retombe pour deux siècles : « La fin du Moyen Âge est particulièrement dramatique, subissant les assauts de la peste, de la guerre et de la famine, les cavaliers de l’Apocalypse déchaînés ; c’est le temps de la transition vers un nouveau monde. »

Entre les trois époques, si contrastées, du Moyen Âge, un lien, la chrétienté. En résumé, une époque “sauvage”, sous les rois mérovingiens et la poussée de l’islam ; un redressement sous les Carolingiens, un puissant rayon de lumière avec les Capétiens, lequel s’éteint, mais au bout de trois siècles, quand on replonge dans les temps obscurs, malgré un éclair, Jeanne d’Arc et Charles VII, en attendant qu’un nouveau roi, François Ier, vienne éclairer le paysage…

“Tristan et Iseut à la fontaine”, épiés par le roi Marc (ivoire, Paris, musée de Cluny musée national du Moyen Âge).

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Pauvre Moyen Âge ! Époque de misère et de barbarie, de féodalité, de guerres et de pillages, de famine et d’épidémies... Mais regardez-le donc avec les yeux de l’enfant et de la poésie, conseille Michel Zink, de sa voix chaude, et que découvrezvous ? « Châteaux et forêts, princesses, chevaliers, monstres, merveilles et aventures… » Ce qui nourrit toujours « notre imaginaire, celui des enfants avec Walt Disney, celui des adolescents et de leurs jeux de rôle, comme ils ont nourri celui de Tolkien et de son Hobbit, de C. S. Lewis et du Monde de Narnia… » Et notre professeur au Collège de France, membre de l’Institut, qui a tant écrit sur cette histoire, d’ajouter : « Les mots de “troubadour” ou d’“amour courtois” font encore rêver. Ni Roland à Roncevaux ni Tristan et Iseut ne sont oubliés. Le Graal n’a rien perdu de son mystère. Et les chevaliers de la Table ronde nous sont assez familiers pour nous faire rire quand ils s’expriment comme des Français moyens dans la série télévisée Kaamelott. » Ce Moyen Âge a duré un millénaire ! Mille ans de chrétienté, tantôt obscurs, tantôt lumineux. L’historien les fait commencer à l’effondrement de l’empire romain d’Occident et ne tourne cette longue page, qui souffre d’archives trop rares, qu’au moment de la découverte de l’Amérique, quand l’Occident célèbre sa Renaissance. Mille ans que Georges Minois, lui aussi grand médiéviste, biographe de Charlemagne et de Philippe le Bel, découpe en trois grandes séquences : du V e au Xe siècle, puis du XIe au XIIIe, pour finir aux XIVe et XVe siècles.

“Mois de juin”, les travaux des champs, la fenaison, par les frères de Limbourg (enluminure des “Très Riches Heures du duc de Berry”, vers 1416, Chantilly, musée Condé).

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PHOTOS : AKG-IMAGES ; G. BLOT/RMN

La magie des origines

Entre ces trois époques si contrastées, un lien, la chrétienté. Pas nécessairement l’Église de Rome, d’ailleurs. Sa puissance temporelle s’affaiblit plutôt à mesure que se rétablit l’autorité politique du roi capétien, qu’accompagnent le renouveau de l’économie, un début de prospérité et le rayonnement des lettres et des arts. « Le chef-d’œuvre de l’aube capétienne, notait l’historien René Sédillot, c’est la résurrection de l’État face aux anciennes puissances féodales et aux nouvelles puissances d’argent. » À partir de l’instant où le roi est vainqueur des premiers financiers étrangers, il va l’être aussi des seigneurs de l’intérieur. Il met leur argent au service de sa politique d’expansion, cependant que le christianisme triomphe. Des siècles d’autant plus touchés par la foi que l’islam a frappé jusqu’au cœur du royaume. L’Église marque partout son empreinte, elle trace ses voies, élève des monuments à la gloire de sa puissance spirituelle. Les pèlerins prennent la

Théâtre Les “miracles” devinrent des “mystères” Sans l’Église, pas de théâtre ? En tout cas, l’activité théâtrale commence bien dans l’Église, avant de sortir sur le parvis. Le “mystère” médiéval n’est pas un mystère au sens caché, mais une représentation : « l’objectif principal, originel, nous dit l’homme de théâtre et historien Luc Fritsch, est d’honorer la Passion du Christ » à travers un spectacle. Il s’agit de drames liturgiques qui racontent la vie et la mort du Christ, des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le texte le plus ancien, le Mystère de la Passion, compte 2 000 vers ; la Passion d’Arras en totalisera 25 000 ! « Ces spectacles, dit Luc Fritsch, prendront des dimensions monumentales, démesurées »… Ainsi se créent d’immenses décors, avec leur enfer et leur paradis, des mises en scène réclamant de nombreux comédiens amateurs, insistant sur les effets visuels, les sensations, les émotions. « Le succès des Passions fut tel que des mystères profanes, tout aussi démesurés, virent le jour. » Mais cela reste sous le contrôle des autorités religieuses. Du jour où elles le perdent, le “profane” u est interdit… F. d’O. Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 27

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Nord et Midi, « modèle économique remarquable », Cluny doit surtout son flamboyant succès, pour deux siècles et demi, à la « succession d’hommes inspirés et énergiques » qui ont conduit l’abbaye et son ordre. Au début du XIIe siècle, c’est-à-dire au cœur de la période brillante du Moyen Âge, Cluny a essaimé en 1 200 monastères, qui parsèment toute l’Europe avec quelque 10 000 moines ! Cela entraîne l’exceptionnel rayonnement intellectuel et artistique de l’ordre en tous domaines : théologie, poésie, traductions de l’arabe, architecture, peinture, enluminure, orfèvrerie… et l’élection de plusieurs papes parmi ces moines. Cluny n’est qu’un exemple. Mais il se projette loin : dans la croisade, cet acte de foi. « C’est la race qui s’affirme dans ce sursaut d’idéalisme, tel que n’en connut jamais l’His-

Arras Capitale de la mode et du théâtre La prospérité fait la mode et le rayonnement culturel. Arras s’élève sur une cité romaine où César passa deux hivers. Son essor commença par la fondation de l’abbaye de Saint-Vaast, au VIIe siècle. Elle atteint son apogée aux XIIe et XIIIe siècles, grâce à son industrie drapière. Tout va de pair, la ferveur religieuse qui construit églises et paroisses, l’industrie qui crée de la richesse, l’expansion démographique qui appelle la création culturelle. Une cathédrale, onze églises, des ateliers nombreux, un grand marché : autour de la vieille 28 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

cité avec sa cathédrale (Notre-Dame de la Cité, détruite à la Révolution) et son clergé, se développent une ville puis un faubourg, avec des bourgeois et leurs maisons, des commerçants, des ouvriers, des confréries d’artisans, au total 20 000 habitants au tournant du XIIIe siècle ! Et cette ville devient la capitale du théâtre, avec ses auteurs, ses “drames”, son Jeu de saint Nicolas, ses “miracles” (de Théophile ou de la Passion)… Ces scènes nombreuses assurent la célébrité de la ville autant que ses étoffes et ses tapisseries. F. d’O.

“Lancelot danslacharrette d’infamie” (enluminure, XVe siècle, BnF). “Prières pour les croisés tués”, d’après Gustave Doré (1877, gravure dans “Histoire des croisades”, de Michaud).

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Voyez Cluny, en Bourgogne. Jean-Robert Pitte en raconte la création (dans son Dictionnaire amoureux de la Bourgogne) : « Nous sommes en septembre 909 ou 910, Charles III le Simple règne sur une France affaiblie et secouée par les querelles internes auxquelles s’ajoutent les invasions scandinaves et sarrasines… » Une douzaine de moines de deux petites abbayes décident d’en établir une plus grande dans le Mâconnais. « Le duc Guillaume [d’Aquitaine et d’Auvergne] place immédiatement le nouveau monastère, dédié à saint Pierre et saint Paul, sous l’autorité directe du pape, ce qui le met à l’abri de toute fiscalité et de toute ingérence épiscopale ou laïque, y compris de la sienne… » Lieu « judicieusement choisi » sur la route des échanges entre

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Cluny a essaimé en 1 200 monastères, qui parsèment toute l’Europe avec quelque 10 000 moines.

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u route de Jérusalem et celle de Rome, de Saint-Martin de Tours, de Vézelay, du Mont-Saint-Michel, de Saint-Jacques-de-Compostelle. La figure de saint Michel, archange protecteur, saint défenseur de la veuve et de l’orphelin, s’impose en tous lieux du territoire, prêtant son nom à des milliers d’églises et de villages. De la rue Saint-Jacques à Paris jusqu’à la porte Saint-Jacques à Saint-JeanPied-de-Port, le pèlerinage est devenu “le chemin”. La piété entraîne avec elle les échanges, la culture, le commerce. L’Église se transforme en une formidable entreprise d’architecture et de construction. Sur les routes des pèlerins se bâtissent non seulement des monastères et des dispensaires, mais des ponts, des refuges, des auberges, et pour les siècles, des cathédrales ! Le sommet de l’art français médiéval. Avec les abbayes, naissent des communautés, des confréries, autour d’elles s’aménagent des hôpitaux et des foires, des bourgs, des villes. Et des administrations, mais aussi des armées pour les protéger.

La magie des origines Croyances Saints patrons, protégez-nous !

toire », écrivent, en 1920, Gabriel Hanotaux et Imbart de La Tour dans leur monumentale Histoire de la nation française : « Seigneurs qui vendent leurs terres, vassaux qui quittent leurs fiefs, vieillards, paysans ou bourgeois, que voudront-ils ? Refouler l’islam, sauver le tombeau sacré, et se sauver eux-mêmes. L’épopée immortelle a jailli de l’âme nationale. Épopée française s’il en fut. Un pape français, Gerbert [Sylvestre II] en a conçu l’idée ; un ordre français, Cluny, en eut l’initiative. »

C’est à Chrétien de Troyes qu’il faut revenir pour comprendre vraiment les riches heures de notre Moyen Âge. C’est durant ces mêmes années que se construisent la Sorbonne et les universités, accueillant étudiants français et étrangers, que naît le théâtre sur le parvis de la cathédrale, où l’on récite romans, poèmes, chansons, drames liturgiques. Michel Zink commence sa recension avec Sainte Eulalie, au temps de l’éclatement de l’empire de Charlemagne. Puis voici Roland de Roncevaux, « le premier chef-d’œuvre poétique », « épopée nationale » déjà. Écoutez-en la fin :

“Représentation d’un mystère sur le parvis de NotreDame”, par Eugène Grasset pour “NotreDame de Paris”, de Victor Hugo (Paris, bibliothèque des Arts décoratifs). Un Moyen Âge plein de bruit et de fureur…

“Bienvenue au Moyen Âge”, de Michel Zink, Équateurs, 182 pages, 14 €.

“Histoire du Moyen Âge”, de Georges Minois, Perrin, 480 pages, 24,90 €.

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DEAGOSTINI/LEEMAGE

« Les trois saints au sang de navet/ Pancrace, Mamert et Servais/ sont bien nommés les saints de glace/ Mamert, Servais et Pancrace. » Il faudrait y ajouter Urbain. On se plaçait sous leur protection pour éviter le gel des récoltes, entre le 11 et le 25 mai. Les croyances populaires médiévales se mêlaient au savoir. Les saints en question ont disparu de nos calendriers mais les dictons sont restés. Et les saints ont continué de scander les saisons. Les textes anciens prévoyaient ainsi que l’élevage des porcs se ferait depuis la Saint-Michel (29 septembre) pour un engraissage qui durerait jusqu’à la Saint-André (30 novembre), tandis qu’on les nourrirait encore des premières feuilles du printemps, à la Saint-Georges (23 avril). Une complainte du XIIIe siècle assure qu’à « la Saint-Jean [24 juin], les paysans doivent faucher l’herbe des prés du seigneur et porter le foin au manoir ; après ils doivent curer le manoir ». « À la Saint-Denis [9 octobre], les vilains sont tout étonnés qu’il leur faille payer le cens… » À la Saint-Jean, au lever du soleil, on devait cueillir les herbes du jour, en reculant et en priant ; puis on les plaçait alors à la porte de l’étable pour la protection du bétail. « Lorsqu’il pleut le 3 mai, point de noix au noyer. » « Le jour de la Saint-Prosper [25 juin], n’oublie pas de fumer la terre. » Et ainsi, de siècle en siècle ! F. d’O. Pour continuer, voir Saint-dicton.com et Nominis.cef.fr

« L’empereur a fait sonner ses cors. / Les Français descendent de cheval pour s’armer. / Hautes sont les montagnes et ténébreuses et grandes/ Les vallées profondes, rapides les torrents. / Les trompes sonnent, à l’arrière, à l’avant, / Et tous répondent au son de l’oliphant. » Viennent ensuite les chansons de geste, poèmes de chevaliers guerriers, les chansons de femmes, souvent tristes. Mais aussi chansons romantiques au point qu’elles inspireront les précurseurs du surréalisme. Celle-ci : « Le jeune Gérard et Gaie s’en sont allés / Ils ont pris le chemin tout droit vers la cité / À peine arrivés, il l’a épousée / Que souffle le vent, que ploie la ramée, / Ceux qui s’aiment dorment doucement. » Michel Zink ne résiste pas au plaisir de rapprocher ces vers de ceux d’Apollinaire : « Vienne la nuit sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure. » Mais c’est à Chrétien de Troyes qu’il faut revenir pour comprendre vraiment les riches heures de notre Moyen Âge. Michel Zink a retrouvé dans la préface de l’un de ses romans (en vers), Cligès, les lignes que voici : « Nos livres nous ont appris que la Grèce fut, en chevalerie et en savoir, renommée la première, / Puis la chevalerie vint à Rome avec la totalité de la science. Maintenant elles sont venues en France. / Dieu fasse qu’on les retienne assez pour que le lieu leur sourie, si bien que jamais ne sorte de France / La gloire qui s’y est arrêtée. » Et cela, comme le rappelle notre médiéviste, date de la fin du XIIe siècle ! ● François d’Orcival Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 29

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Le pèlerin médiéval En route

Les pèlerinages ont rythmé la vie des hommes et des femmes tout au long du Moyen Âge : lointains, parsemés d’embûches, ou locaux, soudant l’identité des paroisses. On pense généralement que le Moyen Âge fut une époque statique, alors qu’un mouvement perpétuel l’animait, ainsi qu’en témoignent, notamment, les pèlerinages qui sillonnaient alors toute l’Europe. Le pèlerin de cette époque expie une faute, sollicite une faveur divine ou recherche le salut de son âme. La littérature hagiographique est pleine de ces pérégrins perpétuels, qui ont fait du pèlerinage un mode de vie menant à la sanctification. À l’imitation de Jésus-Christ, marcheur infatigable, ils cheminent de sanctuaire en sanctuaire. Comme c’est encore le cas aujourd’hui, ces départs surviennent le plus souvent à des moments clés de la vie. Tel marchand vend tous ses biens et part en pèlerinage avant de devenir ermite. Telle mère de famille issue de la noblesse prend la route de Compostelle après avoir perdu un à un tous ses enfants. Certains de ces itinérants devinrent des bienheureux ou des saints, comme Antoine le Pèlerin, au XIII e siècle, ou Bonne de Pise, un siècle plus tôt. Mais les raisons sont souvent plus prosaïques. On part pour implorer la guérison d’un malade que la médecine n’arrive pas à soigner, ou pour obtenir sa propre guérison. Lorsque le roi Charles VI est frappé de folie, en 1392, on commence par faire appel aux médecins, en vain. Trois ans plus tard, un “pèlerin du roi” se

met en route et sillonne les lieux sacrés : Saint-Martin de Tours, Notre-Dame de Chartres, Le MontSaint-Michel, Notre-Dame du Puy, Rocamadour, Compostelle… Médecine et pèlerinage sont intimement liés. De nombreux moines, gardiens des sanctuaires, avaient acquis de solides connaissances dans l’art de soigner et s’étaient même “spécialisés” dans les maladies de peau, la stérilité, la folie ou le mal des ardents. Les moines pratiquaient ainsi une sorte de médecine, certes non conventionnelle. La thérapie comprenait neuvaines, prières, actions de grâces et quelques verres d’un vin dans lequel avaient macéré des reliques.

Partir n’était pas sans danger : on s’exposait aux brigands, loups, épidémies, famines et naufrages. Parmi ceux qui cheminaient, tous n’étaient pas mûs par de hauts sentiments, tant s’en faut. Rien de tel que la mobilité pour disparaître aux yeux de la justice, tous les fugitifs le savent. Sous l’habit du pèlerin se cachaient ainsi des criminels en fuite et des vagabonds en tout genre, souvent accompagnés par des femmes de mauvaise vie. Ces bandes de “coquillards” sont la face sombre du pèlerinage. Y avait-il alors plus de vagabonds qu’auparavant ? C’est plus vraisemblablement l’image du pèlerin et du pèlerinage qui s’est abîmée avec les “nouvelles idées”. Dans son Éloge de la folie, Érasme condamne fermement ces hommes qui « laissent à la maison leurs femmes et leurs enfants, qui auraient grand besoin de leur présence ». À partir du XVIe siècle, on se méfie des pèlerins. Ceux-ci voyageaient généralement en groupe, avec un guide, parfois une escorte armée. Ils suivaient des itinéraires connus, jalonnés de couvents et d’hospices qui les accueillaient. Partir n’était évidemment pas sans danger. On s’exposait aux brigands, aux loups, aux épidémies, aux famines, aux tempêtes et aux naufrages. Le pèlerin avait pourtant un statut protégé. Ses agresseurs encouraient de lourdes peines, ses biens étaient garantis par l’Église et il était exempté de péage. Du moins en théorie. Le Guide du pèlerin de Saint-Jacques-de-Compostelle, attribué au clerc Aymeri Picaud (XIIe siècle), se plaint des « mauvais

Au Moyen Âge, on part en pèlerinage pour expier une faute, solliciter une faveur divine ou rechercher le salut de son âme. Page de droite, sur la gauche, la grâce de Dieu aide le pèlerin à porter ses armes. Enluminures du manuscrit “les Trois Pèlerinages”, de Guillaume de Digulleville, XIVe siècle, Paris, bibliothèque SainteGeneviève.

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péagers» du Pays basque, qui, armés de bâton, réclament une taxe. Il se plaint également des « mauvais aubergistes », dont les pratiques en rappellent mal-

Les bateliers faisaient monter tant de pèlerins que le bateau se retournait et que les pèlerins se noyaient. heureusement d’autres plus contemporaines. Ils accueillent les marcheurs à l’entrée du bourg, « les embrassent comme s’ils s’agissaient de parents venus de loin » et leur promettent monts et merveilles. Mais, une fois à l’auberge, la réalité est autre : il n’y a pas de feu dans la cheminée, des femmes louches sont proposées à la tentation du voyageur, le vin est frelaté, le poisson « vieux de deux ou trois jours » et la viande faisandée. Le problème était pris au sérieux par les autorités. Des règlements fréquemment édictés par les communes interdisaient aux hôteliers de saisir les pèlerins par les vêtements quand ils passaient devant leur auberge, ou de les empêcher de sortir quand ils y étaient entrés. Un autre sujet de mécontentement récurrent de ces pérégrins avait trait au franchissement des

fleuves, qu’il était souvent impossible de traverser autrement qu’en barque. « Maudits soient les bateliers ! », s’exclame le Guide du pèlerin. Par appât du gain, ces derniers font en effet « monter une si grande troupe de pèlerins que le bateau se retourne et que les pèlerins sont noyés ». L’histoire retient davantage les trajets au long cours, qui ont donné lieu à des récits exotiques. Néanmoins, la plupart n’avaient lieu qu’à quelques kilomètres de chez soi. Occasion pour chaque paroisse d’affirmer son identité, occasion aussi de rencontres et de futurs mariages. Ces pèlerinages collectifs, curés en tête, sont établis partout. On marche 2, 10 ou 20 kilomètres jusqu’au sanctuaire visité, que l’on honore avant de finir à la taverne. Les archives ne conservant que les drames, c’est quand une rixe éclate et qu’un document judiciaire est rédigé que l’historien entrevoit soudain cette réalité oubliée : des petites communautés qui se déplacent en permanence tissent des liens avec le reste du monde et communient dans une même foi. ● Olivier Maulin

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L’empire de la raison Lumières

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La Révolution française, rupture majeure, fait la césure entre le siècle des Lumières et celui du romantisme. Une période charnière dans la modernité, où s’opposent science et spiritualité.

L’avènement de la raison. C’est un peu la manière dont s’annonce le XIXe siècle, cette nouvelle ère qui vient. Le produit patient de l’aventure humaine et scientifique, politique et philosophique des temps modernes, la Révolution française faisant figure de point de rupture et les Lumières d’introduction. Le XIXe siècle laisse donc poindre un nouvel horizon. Ce ne sont pas encore “les lendemains qui chantent”, mais déjà la face du monde est changée. Et la France, à son échelle, s’en trouve considérablement bouleversée. La monarchie n’est plus, les privilèges ont disparu dans la nuit du 4 août 1789, du moins sur le papier. Les départements ont éclos. Et sous Napoléon apparaît le code civil, accompagné de nombreuses réformes dans l’éducation, la justice, la finance et l’administration. La France contemporaine est en germe. Mais, dans les campagnes et les imaginaires, religiosité, légendes anciennes et fascination pour le surnaturel perdurent… jusqu’à exprimer aujourd’hui encore une mémoire en creux de l’histoire de France. La France du XVIIIe siècle, qui voit le rejet progressif du catholicisme et de l’“absolutisme”, préfigure la Révolution qui vient le clore. Siècle du 32 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

triomphe du cartésianisme, il a vu la multiplication des savants, physiciens et chimistes. Parmentier, Lavoisier, Berthollet contribuent à l’expansion du génie français. Des philosophes et des encyclopédistes louent leur savoir. Voltaire diffusera même les idées de l’Anglais Newton dans deux textes : une épître, en 1736, et Éléments de la philosophie de Newton, en 1738. Le rôle de Voltaire est d’ailleurs central dans la longue transformation des esprits que connaissent ces décennies. Celui qui gagne sa notoriété en affirmant des idées nouvelles propage aussi le

Les matérialistes appellent l’âme, “Margot”, la liberté, “Jeanneton”, et Dieu, “Monsieur de l’Être”. déisme, qui prône la “religion naturelle”, notamment dans les Lettres philosophiques, ainsi que la tolérance, dans laHenriade, l’épopée du roi Henri IV dépeint comme un modèle du genre. Il propose une morale humaine, un dépassement de la philosophie pascalienne. Une “religion naturelle” est exposée en forme de profession de foi dans l’ouvrage de Mme du Châtelet, Doutes sur les religions révélées

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u (publié en 1792). Le baron de Montesquieu compte aussi dans la vie intellectuelle du XVIIIe. Avec les Lettres persanes, il invente le “procédé du Persan”, qui consiste à faire dire des vérités par des étrangers, sur la religion, les miracles et le pape. Siècle de la vulgarisation des savoirs, également, qui voit la transformation du journalisme et la pénétration de l’esprit rationaliste, de l’esprit expérimental, dans les colonnes des gazettes. On trouve, dans les revues, de moins en moins de scolastique et de théologie. Le journalisme initié par Pierre Guyot Desfontaines est d’un nouveau genre. Une large place est laissée aux savoirs (grammaire, histoire, archéologie, sciences, géographie, économie, beaux-arts, médecine), dans une volonté de diffusion de l’érudition. L’esprit de curiosité croît. Signalons également l’influence des matérialistes : lors de leurs discussions au café Procope, ils prônent une “indévotion” et la jouissance de la vie sans se soucier de la mort. Appellent l’âme, “Margot”, la liberté, “Jeanneton”, et Dieu, “Monsieur de l’Être”. Bien que de moins en moins mystiques, les livres de dévotion sont encore très présents. Mme de

“Un déjeuner de chasse”, par JeanFrançois de Troy (1737, Paris, musée du Louvre). Par sa peinture de genre, à l’instar d’un Watteau, le peintre représentait les délices d’une société sur son déclin. La licence, le libertinage, la “douceur de vivre” avaient aussi ouvert la porte à l’irréligion et à la perte de sens. Une fausse rationalité qui faisait la chasse à la spiritualité.

Maintenon n’affirmait-elle pas toutefois, dès 1681, que « dans la province il n’y a plus de dévotion » ? Des “révolutions silencieuses” sont à l’œuvre, changements sensibles qui révèlent les traits d’une société nouvelle. Les Lumières ne font, en effet, qu’accompagner unmouvementdefond,amorcéparlasociétédepuis quelques siècles et qui s’accélère après Louis XIV. La naissance de l’individu, cause de la diffusion des valeurs individuelles (droit, tolérance, égalité) marche de pair avec la sécularisation. La famille, fondement de la société, en demeure la première cellule économique. Les rôles sont bien définis. Le père est toujours chef de famille, quand la mère est la gardienne du foyer. Ses tâches restent essentiellement domestiques (éducation des enfants, gestion du patrimoine). La condition des enfants, elle, demeure rude, la société connaît encore une forte mortalité infantile. Les abandons d’enfant ne sont pas rares non plus. À la veille de la Révolution, les sensibilités sont toutefois en mutation et les transgressions à l’ordre religieux dominant augmentent. On note l’explosion d’une sexualité hors mariage (ainsi, la ville de Nantes voit son taux de naissances illégitimes croître de 3 à 10 % sur tout le siècle) et une élévation de l’âge du mariage.

Le siècle de Sade ne se limite pas à Paris, il s’étend aussi dans les villes de province. Les avancées de l’irréligion dans les milieux aristocratiques et mondains (salons, gens de lettres, haute bourgeoisie) sont effrayantes. La corruption des mœurs est grandissante. Cynisme, libertinage, diffusion des romans obscènes : le siècle des Crébillon fils, Choderlos de Laclos, Restif de la Bretonne, Godard d’Aucour, Sade et autres licencieux ne se limite pas à Paris, il s’étend aux villes de province. La diffusion de méthodes de contraception fait aussi son chemin et aboutit à une baisse générale de la natalité (à Rouen, en cent ans, on est passé de huit à quatre enfants par famille). Un mouvement malthusien avant la lettre, encouragé à la fois par le jansénisme et par les idées des Lumières qui, bien qu’en opposition, prônent toutes le contrôle de soi. La ville, que viennent habiter de plus en plus de Français, devient le nouvel eldorado… et le nouvel enfer. Jean-Jacques Rousseau en fait une vive critique. Pour l’auteur des Rêveries du promeneur solitaire, elle concentrerait tous les vices. Ce qui est certain, c’est qu’elle devient le terreau d’une déstructuration psychologique et culturelle : échappant à la loi morale de son clan et de l’Église, l’homme peut y vivre en dépravé sexuel et tomber dans l’ivrognerie. Enfin, même si la mort reste omniprésente, son poids se fait de moins en moins lourd. En effet, à la fin du règne de Louis XIV, les conséquences des guerres touchent moins le royaume, solidement protégé par les fortifications de Vauban (1633-1707). u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 33

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u Le siècle des Lumières est aussi celui de la disparition des grandes famines et des disettes. Quant à la peste, elle touche une dernière fois la France en 1720. Le pays s’assainit, l’hygiène gagne du terrain. Et l’on assiste, dès lors, à une laïcisation de la mort. Conséquence de la sécularisation et de la baisse du sentiment religieux dans la société, les demandes de messe pour l’âme du défunt s’effondrent après 1760, en France… Cette France-là accouchera donc de la Révolution… mais en naîtra également le romantisme, qui s’exprimera pleinement à partir de la Restauration. Quand tout l’oppose au culte de la raison et aux Lumières, comment expliquer le paradoxe qu’il soulève ? Ce mouvement artistique, apparu tout

d’abord en Allemagne et en Angleterre en opposition au néo-classicisme et au rationalisme, va susciter en France un écho puissant. Ses expressions sont multiples : la littérature (poésie et théâtre, particulièrement), la peinture, la sculpture, la musique. Les sentiments, les impressions, la subjectivité, les réalités cachées sont les fondements thématiques de ce grand mouvement, qui entend prendre le contrepied du progrès et de sa célébration. Le monde a changé, la France a basculé dans la modernité, et pourtant c’est “tempête et passion” (du mouvement Sturm und Drang, qui préfigure le romantisme dans l’Allemagne du XVIIIe) qui deviennent les maîtres mots pour toute une génération de jeunes gens qui, exprimant leur déception de

“L’Accordée de village”, par JeanBaptiste Greuze (1761, Paris, musée du Louvre). Le monde paysan n’est pas misérable et tient cependant à des valeurs qui se sont fréquemment perdues au sommet de la société. En bas, les pratiques du Dr Mesmer. Magnétisme, science, illusion ou escroquerie ? Les foules, pour autant, se déplaçaient en masse et adhéraient à ses théories.

Mesmérisme L’imposture magnétique Au milieu d’un salon plongé dans une semi-obscurité, une vingtaine de malades ont pris place autour d’un vaste récipient surélevé, appelé le “baquet”, duquel surgissent des tiges de fer recourbées que l’assemblée s’applique sur différentes parties du corps. Un homme, paraissant faire fonction de maître de cérémonie, met en mouvement ses fines mains et ses larges yeux gris, le plus souvent sans toucher quiconque, déclenchant chez les individus présents toute une gamme de réactions nerveuses, jusqu’aux convulsions les plus extrêmes. Ce maître de cérémonie s’appelle Franz Anton Mesmer. Souffrant des maux les plus divers, ses clients, issus de la haute société, se pres34 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

sent chez lui depuis son arrivée à Paris, en 1778. Beaucoup prétendent avoir été guéris au bout de quelques séances. Le Dr Mesmer est l’auteur d’une thèse : De l’influence des planètes sur les maladies humaines, en partie inspirée des théories sur le magnétisme esquissées, à la Renaissance, par Paracelse. Selon lui, l’homme est relié au cosmos par un “fluide magnétique”, dont la mauvaise répartition dans le corps est à l’origine des maladies. Soigner consiste donc à restaurer cet équilibre perdu. Ayant obtenu, à partir de 1773, quelques guérisons spectaculaires, il a contre lui la médecine rationaliste et une partie des Lumières, mais bénéficie de puissants soutiens, notamment de loges maçon-

niques. Aussi Mesmer est-il déjà célèbre lorsqu’il s’installe à Paris. Était-ce un imposteur ? Oui, en prétendant à l’unicité et à l’universalité de sa méthode. Hormis cela, reliant le physiologique et le psychique, il fut un précurseur de Charcot en matière de recherches sur l’inconscient. Il fut aussi un continuateur, renouvelant les exorcismes de l’Église catholique. Christian Brosio

La magie des origines n’avoir pas pris part à l’aventure napoléonienne, font renaître le lyrisme dans différentes expressions artistiques. Les références au Moyen Âge européen, germain en particulier, sont cardinales pour les romantiques. Si longtemps décrié et vu comme un âge sombre, voici qu’il fascine. Cet attrait pour l’époque médiévale est renforcé par l’intérêt que revêt, en France au début du XIXe siècle, la discipline historique. Son renouveau est servi par François Guizot, Augustin Thierry et Jules Michelet. Si l’intérêt pour l’histoire était déjà prégnant au siècle précédent, il est présent partout au XIXe, et permet l’édification, pour ce qui concerne Michelet, d’œuvres aussi cruciales que son Histoire de France et son Histoire de la Révolution française. Le roman historique, influencé par cet esprit de regard sur le passé, vit également ses très riches heures. Le romancier anglais Walter Scott fait alors revivre le Moyen Âge dans ses fictions chevaleresques (notamment Quentin Durward et Ivanhoé, dont Hugo fera l’éloge). En France, c’est Cinq-Mars, de Vigny, les Martyrs, de Chateaubriand. Et, plus tard dans le siècle, l’œuvre de Dumas (les Trois Mousquetaires, le Comte de Monte-Cristo).

Convultionnaires Les apôtres de Pâris « De par le roi, défense à Dieu / De faire miracle en ce lieu. » À coup de bûche, de battoir, de fouet, d’épée, par les poings de leur mari, c’est ainsi que les convulsionnaires recevaient les secours. Convulsions, crises de paralysie, guérisons de toutes sortes rythmaient la fréquentation par les Parisiens des lieux miraculeux où s’exprimait, selon les dires de prêtres favorables à la cause janséniste, la grâce divine. Vrai ou faux, peu importe. Aux yeux du pouvoir, il s’agit d’une dernière résurgence de ce jansénisme, condamné par la bulle Unigenitus et dont une part du petit peuple de Paris a pris le parti, une cause de désordre, sans compter les attitudes scabreuses et les comportements déplacés de l’assistance. La religiosité teintée de superstition de la population y trouvait son compte, pas les exempts ni le clergé, d’où, après quelque temps, l’interdiction de l’accès à ces lieux. Y. L. B.

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Ce retour sur le passé prouve, seulement, qu’il n’est pas mort. Pas plus que ne semble morte la religiosité en France. Les Lumières n’ont pas eu le dernier mot. Les coutumes et les superstitions perdurent également. Ce mouvement antimoderne est le cadre socioculturel de la Restauration en France. Bien avant que l’exode rural et l’industrialisation n’aient totalement raison du christianisme et des croyances populaires en milieu rural, on assiste, jusqu’à la veille du XXe siècle, au maintien de la religion et des diverses croyances s’y agrégeant à tort ou à raison, comme pivot de l’organisation sociale. Dans les campagnes, catholicisme et culte des saints restent associés au fait agraire : bénédictions des semailles, prières pour la pluie, processions. Cellesci, qui furent interdites durant la période révolutionnaire, reviennent en force au XIXe siècle. L’historien Philippe Boutry a travaillé sur le catholicisme populaire et sur ce qu’il nomme “la culture magique des campagnes”, après la Révolution. Il écrit, dans Prêtresetparoissesaupaysducuréd’Ars : « On rencontre des curés qui lèvent des sorts, des gestes qui engagent des dogmes, des théologies qui informent des ex-voto. » Les dévotions connaissent un important renouveau. Le culte marial et les apparitions de la Vierge scandent le XIXe siècle (rue du Bac à Paris en 1830, à La Salette-Fallavaux en 1846, à Lourdes en 1858, à Pontmain en 1871). Elles donneront lieu à des pèlerinages de masse, où la “foi des simples” est mise en avant. Les reliques, profanées à la Révolution, redécouvertes ensuite, participent également d’une

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Dans les campagnes, catholicisme et culte des saints restent associés au fait agraire : bénédictions des semailles, prières pour la pluie, processions.

Les convulsionnaires sur la tombe du diacre Pâris, dans le cimetière Saint-Médard, au pied de la rue Mouffetard, à Paris.

resacralisation de la France. Le culte du purgatoire, “infirmerie du bon Dieu” selon le curé d’Ars, exprime le désir de rester en contact avec les morts. La limite est alors ténue avec le spiritisme, la spiritualité dérivant dans la pratique des tables tournantes, très à la mode vers 1850. Entre XVIIIe finissant et XIXe naissant, sécularisation et sacralisation ne s’opposent pas, et se répondent sans cesse. Pour preuve, la figure du poète a pu se vouloir “absolument moderne”, comme Baudelaire, qui fait entrer la ville dans la poésie, et “prophète”, comme Hugo. Ange et descripteur, le poète l’est de manière égale dans la France du XIXe siècle. Saint-Simon et ses disciples, quant à eux, esquissent dans les milieux intellectuels les contours d’une nouvelle religion, fondée sur l’action et la science. À mi-chemin entre les Lumières et les Évangiles, le socialisme émergeant cherche à devenir, par substitution et adaptation à l’ère industrielle, la “religion de l’humanité”. Il n’y parviendra pas sans heurts, au siècle suivant. ● Solange Bied-Charreton

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La magie des origines

Des présences dans les bois Forêt

Ce lieu des marges, de la solitude et des apparitions merveilleuses a hanté l’esprit de nos ancêtres, ce qui ne les empêchait pas d’y prélever les ressources nécessaires à la vie. L’écrivain américain Robert Harrison estimait, dans son célèbre essai sur la forêt dans l’imaginaire occidental, paru aux États-Unis en 1992, qu’une époque livrait tout de son idéologie, de ses lois et de sa culture à travers la manière dont elle considérait ses forêts. Jugement excessif, certainement, mais qui comporte sa part de vérité. Notre époque ne voit 36 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

plus la forêt qu’en termes utilitaires : une ressource matérielle qui nécessite une exploitation rationnelle mais aussi une zone à protéger afin de garantir des conditions écologiques satisfaisantes à la perpétuation de la vie sur terre. Si la forêt a bel et bien constitué, et de tout temps, une ressource utile à la vie des hommes, elle a aussi été parallèlement le lieu

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de leurs « légendaires effrois », comme l’écrivait Gaston Roupnel dans son Histoire de la campagne française. « Sur ce seuil sacré que tout protégeait, le défricheur primitif arrêta donc une fois pour toutes ses entreprises profanes », ajoutait l’historien. En ce qui concerne l’Occident chrétien, il ne les reprendra qu’à la fin du Moyen Âge avec ce qu’on appelle précisément “les grands défrichements”. Deux forêts se côtoyaient ainsi dans l’imaginaire médiéval dès l’époque franque : la forêt utile et la forêt légendaire, la forêt proche et la forêt profonde, celle où l’on s’aventurait avec précaution et celle où l’on ne s’aventurait jamais.

La forêt. Profonde ou utile, elle est un “ailleurs” qui provoque l’imagination.

Les historiens ont noté l’apparition du mot forestis ou foresta placé à côté du latin silva (“silva forestis”) et qui s’en détachera pour donner notre “forêt”. Le terme apparaît pour la première fois dans les lois des Lombards et les capitulaires de Charlemagne. Il a un sens juridique, désignant le canton boisé dont le seigneur se réserve la jouissance et vient probablement du latin foris, “en dehors”. C’est au sens propre la forêt royale. Dès l’époque mérovingienne, les rois s’étaient en effet octroyé le droit d’exclure du domaine public, de mettre en dehors de ce domaine, de vastes étendues boisées, afin de maintenir le rituel royal par u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 37

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Être victorieux d’un ours ou d’un sanglier était toujours un exploit.

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Animal christique par excellence, le cerf devient le “roi de la forêt” vers le XIIe siècle.

Source au cœur de la forêt profonde. C’est là que les fées apparaissaient aux voyageurs égarés.

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Depuis l’antiquité, aussi bien chez les Celtes et les Germains que chez les Romains ou les Grecs, les chasses les plus valorisées étaient celles de l’ours et du sanglier, animaux redoutables qui avaient la réputation de se battre jusqu’au bout. Après avoir rabattu le gibier grâce aux chiens, la chasse se terminait en corps à corps, le veneur achevant l’animal en lui plantant un épieu dans la gorge. Être victorieux d’un ours ou d’un sanglier était toujours un exploit, car l’exercice n’était évidemment pas sans danger. De nombreux féodaux y laissèrent leur vie…

Sous l’influence de l’Église qui, ne pouvant interdire la chasse, essaya d’en limiter les aspects les plus violents, cetteéchelle de valeurs s’inversa progressivement à partir du XIIe siècle au profit du cerf, longtemps tenu pour faible et lâche. C’est lui que le Livre de chasse, de Gaston Phébus, compilé de 1387 à 1389, place désormais en tête des animaux les plus prestigieux à chasser. Le sanglier sera dès lors progressivement tenu pour sale, fourbe et félon et, vers la fin du Moyen Âge, les rois ne chasseront plus que le cerf, qui deviendra l’animal christique par excellence. Mais cette inversion s’explique également par le régime juridique de la foresta, qui s’était étendu dans le royaume, au point que, vers le XIIe siècle, seuls le roi et quelques grands barons disposaient d’espaces suffisamment vastes pour chasser le cerf à courre, ce qui assurait leur prestige auprès des seigneurs que limitait leur domaine. En dehors des immenses “réserves de chasse” constituées par les rois (qui ont permis la constitution et la préservation des principales forêts françaises), la forêt a toujours constitué une ressource pour le paysan, elle « prolongeait et complétait ses champs », comme le dit encore Gaston Roupnel. On y pratiquait la cueillette, on y récoltait du bois de chauffage, du miel et de la cire, on y laissait glaner les cochons. C’est également là que travaillaient le bûcheron et le charbonnier, qui sont, avec le forgeron lié au monde souterrain, les trois métiers les plus réprouvés de l’imaginaire médiéval. Textes littéraires, chroniques ou proverbes, tous les témoignages insistent sur le caractère négatif de ces deux personnages, qui vivent seuls ou en petits groupes dans la forêt, coupés de la société des hommes. Dès

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u excellence : la chasse. La forêt est donc liée à la chasse dans sa définition même. À l’époque féodale, la chasse royale, c'est-àdire la vénerie, était tout sauf une activité pratique dont le but eût été de se nourrir. Le gibier tué était généralement abandonné aux chiens, très rarement consommé. On sait aujourd’hui que la part du gibier dans la conso m m ati o n de v i a n d e d e l’aristocratie médiévale était extrêmement faible. La chasse n’était pas davantage un “sport”, comme pourra l’être le tournoi, ni un exercice physique pour se préparer à la guerre, comme on le lit parfois. Elle était véritablement un rituel, « un signe de pouvoir et de rang, parfois une pratique de gouvernement », comme l’a montré l’historien Michel Pastoureau. Un roi devait chasser, se montrer à cheval avec ses chiens, traverser ses forêts bruyamment et surtout le faire savoir.

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le XIII e siècle, les contes et légendes relatifs au bûcheron sont légion. Celui-ci est toujours doué d’une force surhumaine ; il est pauvre, hirsute, violent, ne sortant de sa forêt que pour marauder ou chercher querelle aux villageois. Plus inquiétant encore que le bûcheron est le charbonnier. La carbonisation du bois était une activité importante, qui permettait notamment la verrerie et la métallurgie. Le charbon de bois est plus facile à transporter et produit plus d’énergie que le bois, relativement à son volume. Mais la fabrication du charbon de bois contribuait à la destruction de ces forêts que, dès le XIIIe siècle, on avait à cœur de protéger. Sous Philippe le Bel, il fallait brûler 10 kilos de bois pour obtenir un kilo de charbon, si bien qu’une fosse charbonnière pouvait détruire en un mois jusqu’à 100 hectares de forêt. Plus encore que le bûcheron, le charbonnier était l’ennemi des arbres, lesquels tenaient encore en ce temps une place quasi sacrée. Dans les œuvres littéraires, le charbonnier était généralement représenté pauvre lui aussi, mais également sale et nomade, passant d’une forêt à l’autre pour accomplir son œuvre de crémation. Partout les villageois le craignaient. Certaines représentations le figuraient en démon noiraud et velu aux yeux rouges. Le maniement du feu n’était pas loin de le rendre diabolique. Les auteurs de romans courtois des XIIe et XIIIe siècles mettaient régulièrement en scène la rencon-

“The Mystic Woods”, par John William Waterhouse (1914-1917, Brisbane, Queensland Art Gallery, Australia). Continuateur du mouvement préraphaélite, il était sensible aux temps médiévaux et à l’élégante magie de l’ancienne Europe.

tre d’un chevalier perdu dans la forêt et d’un chaudronnier à qui il demandait son chemin. Cela représentait pour les lecteurs de l’époque le contraste social le plus saisissant. Le bûcheron et le charbonnier participaient ainsi de ce monde inquiétant de la forêt, ce monde de rencontres et de métamorphoses qui à tout moment, en libérant les instincts humains, risquait de transformer l’homme civilisé en sauvage.

Un “effroi soudain et irrésistible s’emparait de celui qui, dans un lieu écarté, le croyait hanté par Pan.” Au plus profond des bois, cette zone inconnue, vivaient en effet les êtres autrefois divins que le christianisme n’avait pas réussi à exorciser. C’est que la forêt a longtemps été considérée par l’Église comme le dernier bastion du paganisme… Certains des anciens dieux avaient rejoint l’imaginaire chrétien, comme le dieu Pan avec ses cornes, son corps velu et ses pieds de bouc, dont le Satan du sabbat prendra l’entière apparence. Les sylvains et satyres devinrent des diables inférieurs, les “incubes” prenant possession des femmes pendant leur sommeil et représentant les forces instinctuelles que le christianisme s’efforçait de refouler. « Les bois ont des oreilles », disaient les clercs. L’homme du Moyen Âge risquait à tout moment, au cœur de la forêt, de se retrouver face aux anciens dieux diabolisés. Il ressentait alors une terreur sacrée, la fameuse u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 39

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Lieu du retour des morts et des apparitions mystérieuses, la forêt est aussi le royaume des ermites qui s’y régénèrent. d’une veuve, double sacrilège. Condamné à le poursuivre jusqu’à la fin des temps, on entendait, autour du 1er novembre, ses chiens aboyer au loin dans la forêt. Mieux valait alors se terrer chez soi, car quiconque avait le malheur de le croiser se savait condamné. Ce chasseur et sa meute étaient appelés en certains endroits la “mesnie Hellequin”, ce qui donnera naissance à “Arlequin”, mot employé pour la première fois par Adam de la Halle dans le Jeu de la feuillée, en 1275, et qui en fait un “archidiable”. À la fin du XVIe siècle, une troupe de comédiens italiens venus en France s’emparera de cette figure populaire et terrifiante pour en faire le personnage rassurant que l’on connaît. Mais la forêt, c’est aussi le royaume des fées, dont les “apparitions” ont été fréquentes jusqu’au XIX e siècle. Au XVIII e siècle encore, à Poissy, le clergé célébrait une messe pour préserver le pays de leur colère. En règle générale, les “dames blanches” ou les “bonnes dames”, comme on les appelait éga40 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

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u “panique”, un « effroi soudain et irrésistible qui s’emparaitdeceluiqui,dansunlieuécarté,lecroyaithanté par Pan », comme l’écrit Jacques Brosse dans sa Mythologie des arbres. Dans cette forêt hantée rôdait le chasseur maudit, personnage légendaire répandu dans toute l’Europe, ancienne divinité chtonienne christianisée menant la “chasse sauvage”. Les légendes sont abondantes à son sujet. Il s’agit toujours d’un chasseur n’ayant pas respecté le repos dominical et pour cela damné pour l’éternité. À Lomont-sur-Crète, dans le Jura, le chasseur maudit avait lancé sa meute sur un cerf un dimanche, et qui plus est sur le champ

lement, entretenaient avec les humains des rapports de bon voisinage, même si on les accusait parfois de voler les enfants des villageois alentours ou d’entretenir des relations coupables avec les hommes pour en avoir. Certains historiens ont émis l’hypothèse que certaines fées étaient des êtres réels vivant à l’écart de l’humanité, des sortes de druidesses détentrices de secrets “magiques”, mais la plupart d’entre elles, celles dont les historiens ont connaissance, ont plus vraisemblablement une origine mythique. Si la forêt est effrayante et repoussante, elle sait aussi être attirante et désirable. Lieu du retour des morts et des apparitions mystérieuses, elle est aussi le royaume des ermites qui s’y régénèrent. Leur présence dans la forêt est attestée durant tout le Moyen Âge. Le christianisme européen a en effet très tôt transposé le thème du désert biblique dans ces étendues “désertes” locales, où les hommes qui consacraient leur vie à Dieu allaient se retirer avec les animaux sauvages sur le modèle de saint Paul ou de saint Antoine. Ces ermites fascinaient déjà leurs contemporains — le cycle arthurien et les romans de chevalerie en général les mettaient volontiers en scène, tel le Tristan anonyme de 1230. L’Église n’a jamais réussi à expurger la forêt de son imaginaire fantastique superficiellement christianisé, et il faudra attendre les Lumières pour que le rapport des hommes à la forêt change du tout au tout. Avec l’apparition de ce courant de pensée, l’homme devient en effet le terme unique d’où il faut partir et auquel il faut tout ramener. La forêt cesse alors d’être le lieu des oracles et des apparitions mystérieuses, elle se dépouille de sa densité symbolique pour se réduire à son utilité : un stock de bois que doit gérer rationnellement le forestier selon la science nouvelle de la sylviculture. Fin de la poésie, début de la modernité. ● Olivier Maulin

Le chêne. Centenaire, il est réputé pouvoir accueillir une fée en son sein.

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Rocamadour, la verticale de la foi

qu’elle illustre le vers du Cantique des cantiques « Nigra sum sed formosa » (“Je suis noire mais je suis belle”). On vénère cette statue mariale qui protège des naufrages en mer. Suspendus à la voûte de la basilique, des ex-voto sous forme de maquettes de bateau offerts par des marins sauvés des eaux rappellent qu’ici on ne plaisante pas avec les miracles. La cloche nichée sous la voûte de la basilique, dont le carillon n’est actionné par aucun mécanisme, ne s’ébranle ainsi que pour signaler qu’à des milliers de lieues de là un naufragé trouve le salut. En 1105, le pape Pascal II mentionne le pèlerinage « à la bienheureuse Vierge Marie de Rocamadour » comme l’un des trois principaux pèlerinages de la chrétienté, avec Rome et Jérusalem. Depuis le siècle précédent, des milliers de pèlerins se pressent tout au long de l’année sur les 8 mètres carrés du monticule qui tient alors lieu de sanctuaire. En 1152 est entreprise la construction d’un bâtiment capable d’accueillir les foules. En 1172, les bénédictins qui s’en occupent rédigent le premier livre des miracles et y authentifient 126 guérisons attribuées à la Vierge.

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Rocamadour est un théâtre de roche où l’on célèbre les noces du ciel et de la pierre. Le sanctuaire surplombe la cité du XIIe siècle aux rues tortueuses, entoure la basilique agrippée à son rocher, les sept écrins que sont les chapelles, et domine la vallée de l’Alzou, encaissée 150 mètres plus bas. Plus d’un million de pèlerins munis de leur sportelle et guidés par leur soif d’infini gravissent chaque année les 215 marches du mince escalier qui les élève vers les cieux. Rocamadour, cité légendaire. Plantée sur le rocher, épée massive qui serait celle du neveu de Charlemagne, Roland, transportée par l’archange saint Michel après que le preux eut été tué à Roncevaux, qui côtoie l’ancienne sépulture, découverte en 1166, du corps parfaitement conservé de saint Amadour, ermite qui serait en réalité Zachée, le collecteur d’impôts converti par Jésus à Jéricho, enfui vers la Gaule avec sainte Véronique après la Crucifixion… Rocamadour, citadelle de la foi. On vante le “climat” propice aux miracles. Recteur du sanctuaire jusqu’en 2016, l’abbé Ronan de Gouvello était intarissable sur ces miracles qui forgèrent la légende de Rocamadour. « Vierge Marie, je suis venue trois fois dans cette chapelle te demander d’avoir un enfant, écrivit un jour une femme. J’ai eu des triplés, merci. » Certains anciens restés au village ont été, il y a plusieurs décennies, témoins de cette messe où une pérégrine britannique, gravement handicapée, s’est extirpée de son fauteuil roulant après avoir reçu la communion. Mais la renommée du miracle ne va pas au-delà du gouffre de Padirac. Le sanctuaire est aussi célèbre pour sa Vierge noire sculptée dans du bois de noyer, dont on dit

Le village accueille des pèlerins aussi nombreux qu’illustres : Henri II d’Angleterre, saint Dominique, saint Bernard… Saint Louis s’y rendra également, avec sa mère, Blanche de Castille, en 1244, avant que le pèlerinage ne souffre de la présence anglaise dans la région. Les guerres de Religion, qui défigurent la région et provoquent le ravage du patrimoine, donnent lieu, en 1562, au saccage de Rocamadour, pillé et incendié, le corps miraculeux de saint Amadour brûlé. C’est grâce à l’abbé Caillau, richissime prêtre, lui aussi miraculeusement guéri à Rocamadour, que les lieux renaissent de leurs cendres. En 1836, il achète l’ancienne forteresse du plateau et y fait bâtir l’actuel château destiné à l’hébergement des prêtres, relié par un escalier creusé dans la roche à la sacristie de la basilique Saint-Sauveur. Synthèse des légendes anciennes, d’un christianisme enraciné et d’une foi qui ne s’est jamais démentie, Rocamadour illustre la permanence du merveilleux dans l’âme de ceux qui s’y précipitent. ● Geoffroy Lejeune THIBAUT/PHOTONONSTOP/AFP

Pèlerinage à la renommée mondiale, ce village vertical où s’élèvent les âmes accueille chaque année un million de visiteurs.

Dominant la vallée de l’Alzou, Rocamadour a attiré têtes couronnées et saintes figures du christianisme.

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Tro Breiz, le périple sacré des Bretons Grand tour

Quasi oublié depuis la fin du Moyen Âge, ce pèlerinage en l’honneur des sept saints de Bretagne connaît une spectaculaire renaissance depuis une vingtaine d’années.

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Tours, jugée trop carolingienne ? Toujours est-il que la plus ancienne mention écrite date du tournant des XIe et XIIe siècles, lorsque la Chanson de Roland fait une très brève allusion aux « VII sains de Bretaigne » ; mais l’existence formelle d’un pèlerinage n’est attestée, par cinq témoins du procès de canonisation de saint Yves, que vers 1330. Les statuts du chapitre de la cathédrale de Rennes accordent autant d’importance à ce pèlerinage qu’aux voyages de dévotion faits à Rome, Jérusalem ou Saint-Jacques-de-Compostelle. On compte jusqu’à 35 000 pèlerins, au XVe siècle, qui viennent à Vannes prier saint Patern. Le jeune duc Jean V aurait effectué le pèlerinage en 1419

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« Apprends-moi les mots qui réveillent un peuple et j’irai, messager d’Espérance, les redire à ma Bretagne endormie. » Il n’est pas anodin que cette citation de l’écrivain breton Jean-Pierre Calloc’h serve d’exergue au bulletin de l’association Les Chemins du Tro Breiz. Tro Breiz ? Littéralement : “tour de Bretagne”. L’expression désigne le pèlerinage que devrait accomplir tout Breton en l’honneur des sept saints de Bretagne, fondateurs des sept évêchés : Malo à Saint-Malo, Samson à Dol-de-Bretagne, Patern à Vannes, Corentin à Quimper, Pol Aurélien à Saint-Pol-de-Léon, Tugdual à Tréguier, Brieuc à Saint-Brieuc. À défaut, c’est après sa mort qu’il faudra accomplir le périple, de près de 600 kilomètres, en avançant de la longueur de son cercueil tous les sept ans. La tradition fait réaliser le Tro Breiz d’une seule traite, en un mois, durant l’un des “quatre temporaux” (Noël, Pâques, Pentecôte ou SaintMichel). Aujourd’hui, il est proposé de n’effectuer qu’une seule étape par an, pendant l’été, sept années étant ainsi nécessaires pour accomplir le pèlerinage dans son entier. Le circuit se singularise par son tracé circulaire. L’historien Yann Le Gwalc’h note que « le Tro Breiz apparaît comme unique à travers l’itinérance sacrale de l’Occident médiéval : le pèlerinage est une boucle, un circuit qui n’a point de départ unique, de destination fixe, de sens à la circumambulation régulée, ni d’étape finale établie ». Ce mouvement circulaire est propre au monde celtique. Il se retrouve en particulier dans les troménies, ces processions autour du minihy (territoire d’église, monastère ou ermitage, considéré comme sacré), qui seraient issues de la dévotion aux saints gallois ou irlandais. Pour la guide et conférencière Eléonore Brisbois, « les troménies ressemblent beaucoup aux pèlerinages irlandais, qui, d’après les historiens, prolongeaient les rites de l’ancienne fête celtique de Lughnasa, qui marquait le début de la moisson. Les troménies comportent certains rituels de fécondité et les processions vont toujours dans le sens du Soleil, rappelant les circum ambulatio indo-européens autour d’espaces sacrés ». Les conditions d’apparition comme les formes médiévales du pèlerinage restent discutées. Est-ce sous le règne de Nominoë (826-851), lorsque l’évêché de Dol est érigé en métropole afin de détacher l’Église bretonne de la province ecclésiastique de

Le Tro Breiz (littéralement “tour de Bretagne”, ici en 2011, à la pointe du Minard), qui relie les sept évêchés bretons, est un pèlerinage circulaire, propre au monde celtique. En 2016, il reliera, du 1er au 6 août, Quimper à Saint-Polde-Léon.

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Mille statues, sculptées dans le granit, doivent rendre hommage aux mille saints honorés en Bretagne. ans. La fascination ancestrale pour les sept “Pères de la Patrie” ne renaît que progressivement, à la fin du XIXe et au XXe siècle, avec des érudits comme l’abbé Luco, en 1874, (qui invente le néologisme Tro Breiz), le magistrat quimpérois Julien Trévédy, en 1895, et le journaliste et essayiste Florian Le Roy, en 1950, qui propose la première étude moderne en sept étapes commentées (TroBreiz,lepèlerinageaux sept saints de Bretagne). Mais ce n’est qu’à l’été 1994 que le “périple sacré” est relancé par une poignée de passionnés, regroupés au sein de l’association Les Chemins du Tro-Breiz. Ils ont la surprise de recevoir un télégramme du cardinal Angelo Sodano, secrétaire d’État de la curie romaine : « Apprenant déroule-

À lire “Sur les chemins du Tro Breiz, le pèlerinage de la Bretagne intérieure”, d’Alain Guigny et Bruno Colliot, Éditions OuestFrance (2010), 144 pages, 15,90 €.

mentduTroBreiz,lesaint-pèrefélicitepèlerinsd’avoir repris antique coutume dans souvenir des premiers évangélisateurs. Heureux de voir famille à l’honneur, ilconfielesmarcheursàMarieetleurenvoievolontiers ainsi qu’aux organisateurs une chaleureuse bénédiction apostolique. » Ce soutien sera renouvelé l’année suivante par Jean-Paul II en personne et, dix ans plus tard, par Benoît XVI. Le succès est incontestable. Près de 1 300 pèlerins entre Vannes et Quimper en 2015. En 2016, du 1er au 6 août, les croyants, les bannières de paroisse et les nombreux drapeaux bretons côtoieront les simples randonneurs entre Quimper et Saint-Polde-Léon. Une dynamique est enclenchée, qui dépasse le seul cadre du pèlerinage. Elle se prolonge notamment par le projet de construction d’une Vallée des Saints à Carnoët, dans les Côtes d’Armor : mille statues, sculptées dans le granit, doivent rendre hommage aux mille saints honorés en Bretagne, une cinquantaine ont été érigée en cinq ans. Selon la sociologue Brigitte Bleuzen, de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), « ce processus signe la reconstruction de la Bretagne comme espace sacré ». « Randonnée mystique » (Florian Le Roy), le Tro Breiz ne se limite pas, en effet, à un cheminement personnel, à une métaphore de l’aventure de l’homme sur la terre. Il est aussi affirmation. ● Yves de Treseguidy

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à la suite d’un vœu. Et les chroniques gardent le souvenir du Tro Breiz qu’entreprend, de juin à octobre 1505, la jeune reine de France, Anne, toujours duchesse de Bretagne. Mais, au cours du XVIe siècle, le pèlerinage est en déclin. Le rattachement à la France, les ravages des guerres de la Ligue, la nomination systématique d’évêques étrangers à la Bretagne au siècle suivant contribuent à une éclipse qui va durer trois cents

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Le guérisseur, un don et des rites Empirisme

Rebouteux, magnétiseurs, coupeurs de feu… La médecine populaire a résisté au temps et à la science. En continuant d’avoir recours aux guérisseurs, les Français défendent ces dernières traditions ancestrales. Voyage au cœur d’un mystère. « C’est à l’âge de 5 ans que mon fils Gabriel a commencé à soigner. On s’est aperçu qu’il avait le don de rebouteux lorsqu’il a guéri l’eczéma de sa grandmère », se souvient Jean-JaC Boucharlat, magnétiseur, rebouteux et coupeur de feu à Clermont-Ferrand. Rien de surprenant pour ce père de famille qui fait partie de la quatrième génération de magnétiseurs. Celui que l’on surnomme dans la région “l’homme aux mains de feu” et “le mécanicien du corps” travaille en posant ses mains sur les zones à soigner, récite des formules et se laisse guider par l’esprit de son père, Joseph. Ses spécialités, les maladies de peau, la migraine ou encore les problèmes de hernie discale. Le succès rencontré est tel que Jean-JaC Boucharlat, a ouvert deux cabinets, à Clermont-Ferrand et à Laroque-Timbaut, que son fils reprendra l’année prochaine. Ce magnétiseur, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, se considère comme la roue de secours de la médecine cartésienne. Il observe aujourd’hui un regain d’intérêt pour les médecines populaires : « De plus en plus de Français passent la porte des cabinets de magnétiseurs. » Yvan Brohard s’est penché sur ces guérisseurs et leurs origines. « Jusqu’au XIXe siècle, les populations sont particulièrement rurales. L’accès aux médecins n’est pas facile. On fait alors appel à ce que l’on trouve près de soi, autour de trois éléments : le végétal, l’animal et le minéral », explique cet historien, co-auteur avec Jean-François Leblond de l’ouvrage Herbes, magie, prières, une histoire des médecines populaires. Ainsi, dans les prés ou les jardins, l’herbe de la Saint-Jean sert à élaborer des décoctions. Les animaux peuvent être utilisés pour des préparations, comme le sirop de limace. Et l’on accorde des pouvoirs à des “pierres à venin”. La pratique mêle la magie à la religion. Des pouvoirs magiques sont attribués aux éléments et des prières complètent le rite. « Lorsque cela ne fonctionne pas, on peut alors faire appel à des gens qui ont un savoir-faire ou un don », précise l’historien. Les remèdes de bona fama peuvent alors aider à la guérison, transmis de génération en génération. Dotés d’un savoir-faire recherché, les rebouteux interviennent en cas de nerf 44 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

froissé, de muscle noué, voire de fracture, tout en accompagnant leurs gestes de religion et de magie. D’autres guérisseurs possèdent un don qui peut se transmettre au sein de leur famille ou même de manière plus large, à des proches. La transmission doit parfois avoir lieu à un moment précis de l’année, suivant des règles spécifiques. C’est le cas des coupeurs de feu dont les “mains d’or” soulagent des brûlures et accélèrent le processus de cicatrisation. « Mais attention, dans le lot, il y a aussi des charlatans, des usurpateurs ! », met en garde Yvan Brohard.

Les médecins hospitaliers ont parfois recours à des guérisseurs pour soulager les patients. À Paris, Danielle est une retraitée qui s’est découvert le don de barreur de feu depuis une trentaine d’années. « Tout a commencé en Corse, le jour des Rameaux. J’avais renversé une casserole d’eau bouillante sur le pied d’une amie », se souvient-elle. Une maison isolée sur l’île de Beauté, aucun médecin à proximité, l’amie de Danielle lui demande une prière pour la soulager. Sans aucune conviction, Danielle s’isole et va prier. Lorsqu’elle revient auprès de son amie, cette dernière n’a plus aucune douleur, et, le lendemain, la marque de la brûlure est particulièrement légère. Depuis, Danielle aide les gens qui font appel à son don, souvent des proches, en agissant à distance et sans jamais avoir connu d’échec. La religion joue un rôle déterminant dans les soins effectués par ces “médecins empiriques”, à travers les incantations récitées. Il s’agit de la religion catholique avec une foi superstitieuse prononcée. Dieu est rarement invoqué, on s’adresse plutôt à ses intercesseurs, aux saints par exemple. Difficile de dater ces pratiques anciennes… Yvan Brohard les met en relation avec la médecine cartésienne : « Depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe voire au XX e siècle, la médecine officielle s’inspire de la médecine populaire ; 90 % des soins découlent de cette dernière. À partir du XVIIe siècle et de la période de Descartes, des spécialités médicales apparaissent, on sectorise la médecine. En Occident, l’idée d’une médecine globale perd du terrain, tout comme

Un rebouteux pendant une séance de travail. Ces pratiques étaient particulièrement ancrées dans les territoires ruraux français. Elles trouvent un regain de faveur, ces dernières années, auprès de nombreux citadins.

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ROGER-VIOLLET

La magie des origines

l’autosuggestion. » En effet, la médecine populaire continue d’établir un lien puissant entre le corps et l’esprit. La médecine officielle étant particulièrement rigoriste, elle se heurte souvent au domaine empirique, qui reste un mystère à bien des égards. L’exode rural et l’urbanisme ont aussi contribué à la fragilisation des médecines populaires. Mais les mondes contemporain et moderne n’auront pas eu raison de ces pratiques. Les Français se révèlent attachés aux traditions des “anciens”, détenteurs d’un précieux héritage qui fait aujourd’hui “passé commun”. Comment comprendre la permanence de la médecine populaire en France ? Les lacunes de la médecine cartésienne poussent parfois les malades à opérer un retour aux sources en se tournant vers des guérisseurs. « La médecine empirique fait aussi partie d’un inconscient collectif, les gens reviennent aux valeurs qu’elle porte », ajoute l’historien, tout en précisant : « En aucun cas, la médecine

“Herbes, magie, prières, une histoire des médecines populaires”, par Yvan Brohard et Jean-François Leblond, Éditions de La Martinière, université Paris Descartes, 224 pages, 35 €.

cartésienne ne peut être remplacée par ces pratiques culturelles. » Se substituer, non, compléter, certainement. Malgré le tabou qui subsiste sur ces actes, plusieurs hôpitaux ont recours parfois à des coupeurs de feu. À Rodez (Aveyron), à Annemasse ou à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), face à des cas de brûlures, les médecins hospitaliers peuvent appeler ces guérisseurs pour soulager les patients. Rares sont les hôpitaux français qui possèdent des listes de coupeurs de feu, dans la plupart des cas, le personnel médical a son propre carnet de contacts. Le sujet est sensible, le silence prévaut. Si la science peine à expliquer les médecines populaires, les effets bénéfiques de ces pratiques suffisent à légitimer leur existence. « À chaque fois que je coupe le feu, c’est un émerveillement. Je suis toujours étonnée que cela fonctionne », confie Danielle qui considère cela comme un « miracle ». Et d’ajouter : « Je refuse d’être payée. Si l’on veut remercier quelqu’un, c’est Dieu. » ● Rachel Binhas Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 45

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Loups-garous, licornes, salamandres et autres bêtes légendaires… Bestiaire

Ils sont des centaines d’animaux fabuleux, souvent mi-homme mi-bête, à peupler les légendes de nos régions. La plupart sont des monstres maléfiques, incarnation de la tentation du diable. Revue de détail. Non exhaustive…

1. La licorne, protectrice des vierges

Certains bas-reliefs datant du Moyen Âge l’ont certes dépeinte de manière phallique, sa corne plongée entre des poitrines. On lui prêta, aussi, des origines maléfiques, symbolisées par un énorme bouc et des sabots fendus, attributs du diable. Bien qu’elle soit, de plus, d’origine païenne, la licorne n’en fait pas moins partie des (très) rares bêtes légendaires reconnues et adoubées par la tradition chrétienne. Blanc, symbole de pureté, cet animal féminin mi-chèvre-mijument portant au milieu du front une longue corne (d’où son nom issu d’“unicorne”) est le protecteur des vierges — ce qu’elle est elle-même. D’où l’utilisation de ces dernières comme appâts, par les chasseurs. Plus célèbre bête mythologique en France du Moyen Âge à la Renaissance, la licorne est aussi un symbole de bravoure, adopté par les chevaliers pour leurs blasons.

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Grâce à ses écailles jaunes et noires insensibles aux flammes et à son sang glacé, elle était réputée vivre dans le feu. Cet amphibien à l’allure de lézard, dit aussi “baffie” ou “lebraude”, possédait un poison si mortel que sa simple respiration (une seule fois par jour) pouvait tuer un homme ; on raconte aussi que sa présence aux alentours suffisait à empoisonner l’eau des 2 puits et les fruits des arbres. Malgré cette “mauvaise réputation”, la salamandre, très présente dans les légendes d’Auvergne, a conquis ses lettres de noblesse sous François Ier qui en a fait son animal totem. À Chambord, elle est même la plus repré46 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

PHOTOS : WIKICOMMONS ; VINCENTDRAGO / ALAMY STOCK PHOTO

2. La salamandre, à l’épreuve du feu

sentée parmi les symboles royaux, devant les lys et la couronne ! Il est vrai que son extraordinaire résistance a fini par la faire apparaître, pour l’Église, comme le symbole d’“une foi qui ne peut être détruite”, à l’image de ces martyrs chrétiens sortis indemnes des supplices.

La magie des origines 3. La manticore ou mandragore, dragon dévoreur d’enfants

Tête d’homme, queue de serpent, buste et pattes de lion : rarement bête fabuleuse, dont le nom, à l’origine, est celui d’une plante utilisée notamment par les sorcières (l’“herbe du diable”), n’aura réuni autant d’ascen3 dances différentes. C’est dans le Limousin, en Poitou et en Provence — où elle porte le nom de “mandragoule” —, que ce dragon ailé aux dents et griffes pointues, pouvant rendre fou un humain d’un seul regard, a longtemps terrorisé les populations. Ce monstre sanguinaire dévastait les villages à la recherche de jeunes enfants à dévorer. Au point que les villageois consentirent à lui en livrer un tous les mois, en échange de l’arrêt de ses attaques. Un jour, cependant, alors qu’une jeune vierge, Alix, venait de lui être offerte, un jeune seigneur qui en était amoureux décida de défier le dragon, à dos de mulet, et d’aller la libérer. Ce qu’il fit. Mieux : il tua la bête ; démonstration que l’amour est plus fort que le diable — dont la manticore, pour beaucoup, était une incarnation.

4. Le basilic, monstre du fond des puits

Du sang qui coula de la tête tranchée de la gorgone Méduse naquit cet animal hideux. À moins que ce ne le soit d’un œuf de poule pondu par un crapaud. Bien que de la taille d’un gros 4 poulet, cette bête fait cependant froid dans le dos : tête de coq et queue de serpent. Certaines régions, comme l’Anjou, lui ajoutent des ailes de chauve-souris. Son poison surpuissant suinte par tous les pores de sa peau, y compris de ses yeux, transformant un seul de ses regards en arme mortelle. On raconte aussi que, vivant sous terre la plupart du temps, le basilic se glisse au fonds des puits et des citernes pour attirer, en les appelant, ceux qui s’y penchent. Et qu’on ne reverra jamais… Selon Aristote, il n’existait qu’un moyen de s’en prémunir : lui présenter « la surface polie d’un miroir », afin que « les vapeurs empoisonnées qu’il 6 lance de ses yeux [aillent]

frapper la glace et, par réflexion, lui renvoient la mort qu’il voulait donner ». Le 5 coq et la belette sont aussi ses ennemis. Ainsi que le plus rare éale : un monstre amphibie possédant défenses et cornes mobiles, doté d’une mâchoire de sanglier et d’une queue d’éléphant !

5. Le loup-garou, mi-homme mi-loup

De son vrai nom “lycanthrope”, issu de “lycanthropie” (croyance en une transformation physique de l’homme en animal), le loup-garou est l’une des incarnations les plus terrifiantes, et les plus enracinées, de nos créatures maléfiques. Selon la légende, il s’agissait d’hommes ayant subi une malédiction ou ayant été mordu par un loup. À la faveur de la nuit noire, ou seulement des nuits de pleine lune, ces hommes-loups (leus warous, en vieux français) étaient condamnés à traverser sept paroisses et à errer, jusqu’à l’aube, à la recherche d’enfants (et de chiens) pour les dévorer. Avant, dès les premières lueurs du soleil, de retrouver forme humaine. Seule méthode pour les guérir : qu’une balle bénite fasse couler une goutte de leur sang.

6. Le chat d’argent, créature du diable

Particularité de ce chat d’argent, issu du folklore français de Bretagne, de Gascogne et de Provence : il est… noir. D’où son autre nom, moins répandu, de “chat noir” (ou encore “mandragot”, pour dragon, ou “matagot”). Félins diaboliques, ils seraient sept en tout, créés par des sorciers en échange du don de leur âme au diable. Les possesseurs de ces créatures, dotées par ailleurs de pupilles phosphorescentes, sont assurés de devenir riches. Chaque nuit, en effet, les chats d’argent disparaissent, rentrant le matin avec des profusions de… louis d’or pour leurs maîtres. Mais gare à ceux qui ne leur accorderaient pas, en échange, caresses et récompenses ! Le chat, vexé, pouvait se venger chaque vendredi soir. Il aura, dans sa vie, l’occasion de “travailler” pour neuf maîtres, accompagnant le dernier en enfer. Ce conte trouve son origine dans la peur ancestrale des chats noirs, incarnations du diable et compagnons des sorcières — en croiser un restant, de nos jours, un mauvais présage. ● Arnaud Folch

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PHOTOS : DR ; DAVID CHESHIRE/ALAMY STOCK PHOTO ; AKG-IMAGES

Légendes des provinces Ce que l’on se raconte en famille, à la veillée ou entre gens du même village, provient de la transfiguration d’un passé inaccessible. Les fées qui trouvent refuge dans les chênes, les femmes à corps de serpent, expriment des faits dont la substance s’est perdue. Toutes les régions de France, chacune isolée dans sa singularité, les ont retranscrits selon le temps ou le génie du lieu. Parfois, ce passé improbable ressurgit, et ce qui avait frappé nos ancêtres depuis la préhistoire se révèle à nous et retrace un chemin qui s’était perdu. “La reine des fées apparaît au prince Arthur”, par Johann Heinrich Füssli (illustration du conte d’Edmund Spenser, “la Reine des fées”, Bâle, Öffentliche Kunstsammlung). Peinture de la grotte Chauvet (environ 30 000 av. J.-C., découverte en 1994, Ardèche). Parmi les quelque 300 animaux répertoriés, certains figurent pour la première fois dans l’art préhistorique.

Légendes des provinces

Brocéliande ou l’esprit de Merlin Bretagne

NORTH WIND PICTURES/LEEMAGE

Aux confins de l’Ille-et-Vilaine et du Morbihan, l’antique forêt de Brocéliande demeure la gardienne des légendes arthuriennes. Voyage au pays des elfes et des ensorceleuses.

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Robert Wace : “Bréchélien… là où il est beau de voir des fées et plusieurs autres merveilles.” Sur cette terre étrangement triste et sauvage, le plus petit bruissement de feuilles, le moindre cri de chouette est comme la manifestation d’un elfe égaré. Robert Wace, qui le premier fit mention au XIIe siècle, de la forêt de “Bréchélien” dans son Roman de Brut, dédié à Aliénor d’Aquitaine, évoque ce lieu comme une porte ouverte sur le monde surnaturel. « Là où il est beau de voir des fées et plusieurs autres merveilles », écrit-il. Pourtant, la forêt de Brocéliande n’existe pas dans la cartographie administrative. Elle n’est connue que sous le nom de forêt de Paimpont. C’est un massif situé aux confins de l’Ille-et-Vilaine et du Morbihan, à proximité de Saint-Léry au nord, de Ploermel au sud-ouest et de Plélan-le-Grand au sud-est. Des petits ruisseaux, des rivières plus tumultueuses courent au travers des pierres et des arbres. Des

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Il est des lieux où souffle plus que d’autres l’esprit. Brocéliande est de ceux-là. Certes, il en est souvent ainsi des forêts. Mais ici, sous les chênes les plus ordinaires, parmi les hêtres et les charmes qui étendent leurs branches pareilles à des bras sans fin, au cœur de ces bois sombres qui semblent s’animer dès que le soir tombe, au point que certains promeneurs, à l’affût du moindre silence trouble, guettent l’apparition de quelque korrigan surgi du dessous d’un mégalithe comme d’autres attendent le brame des grands cerfs, il semble qu’un monde entier peuplé de fées, d’enchanteurs et de lutins y vive, en secret. L’écrivain breton Anatole Le Braz, à la fin du XIXe siècle, ira jusqu’à dire que « la forêt de Brocéliande est le dernier royaume de la féerie demeurée sur terre », sans que personne n’ose vraiment le démentir. Les légendes arthuriennes ne sont pas pour rien dans la fascination qu’exerce toujours cette forêt, si semblable aux autres et pourtant si différente, tellement plus mystérieuse encore. Merlin serait l’hôte de ces bois, prisonnier à jamais des maléfices de la fée Viviane. Certains jureraient la main sur le feu que, les soirs de pleine lune, le palais de cristal de l’enchanteur se reflète dans l’étang du Val sans retour, qui baigne le château de Comper. C’est ici que la Dame du Lac aurait accueilli et élevé le chevalier Lancelot. Guy XIV de Laval, baron de Vitré et vicomte de Rennes, compagnon de Jeanne d’Arc et seigneur de ces lieux au XVe siècle, connaissait par cœur ces récits médiévaux, ces poèmes chevaleresques et mythiques. Et l’évocation de Brocéliande avait pour lui la saveur d’un souvenir d’enfance, quand il se tenait éloigné trop longtemps de ses terres. Aussi fit-il établir par son chapelain une charte reconnaissant les croyances légendaires liées à cette forêt des parchemins et des livres (Usemens et coustumes de la forest de Brecelien).

MARCEL MOCHET/AFP

Légendes des provinces

sources jaillissent de nulle part. Parfois, la forêt cède sa place à la lande. De larges clairières, des étangs mitent les belles futaies de feuillus de la forêt profonde. Sur les coteaux schisteux ou en bas des pentes, bruyères, ajoncs et genêts tapissent le sol. Elle s’étend aujourd’hui sur 7 000 hectares, mais la forêt de Brocéliande désigne en réalité une antique forêt de 200 000 hectares qui recouvrait le massif de Paimpont et plus largement le Porhoët qui, au XI e siècle, désignait le “pays au travers de la forêt”. Des âmes chagrines pourtant contestent à la forêt de Paimpont d’être le décor de la geste arthurienne. Et dans leur quête des hauts lieux de la légende du Graal décrits dans les romans de Chrétiens de Troyes, certains cherchent encore à démontrer les analogies saisissantes qui peuvent être établies entre les paysages de la Basse-Normandie et les sites des cycles arthuriens, au point de suggérer que les forêts des Andaines et de la Ferté, en Normandie, pourraient être les gardiennes des légendes des chevaliers de la Table ronde. Le jeune Chrétien de Troyes, lorsqu’il imagina ses récits chevaleresques, ne fréquentait-il pas la cour itinérante d’Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine lorsqu’ils séjournèrent, dans les années 1160-1170, dans les forteresses de la région de Domfront ? D’autres postulent encore que la véritable forêt de Brocéliande serait située près du Huelgoat, du Mont-Saint-Michel et de Dolde-Bretagne, quand d’autres assimilent Brocéliande à la forêt de Lorge, aussi appelée forêt de L’Hermitage, située dans le département des Côtes-d’Armor. Chateaubriand lui-même, dans un chapitre de ses Mémoires, daté de 1812, s’essaie à localiser la forêt de Brocéliande. Il évoque une grande forêt primitive recouvrant une partie de la Bretagne. « Au douzième siècle, les cantons de Fougères, Rennes, Bécherel, Dinan, Saint-Malo et Dol, étaient occupés par la forêt de Brécheliant ; elle avait servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples u

Forêt de Paimpont, l’arbre d’or. À une portée de flèche du Val sans retour, le domaine de la fée Morgane, sœur du roi Arthur. Page de gauche, Merlin et Viviane, gravure d’après Gustave Doré. Tout en ces lieux nous renvoie à la légende arthurienne ; tout ici est en place pour inspirer ceux qui rêvent dans les Bretagnes et attendent que Merlin échappe à son enserrement.

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Légendes des provinces u de la Dommonée. » Il persistera plus tard dans sa fantaisie, mais ne fera pas école. Si certains doutent, cherchent l’invérifiable, plus nombreux sont ceux, fidèles aux croyances populaires, qui se rendent, presque en pèlerinage, dans la forêt de Paimpont, persuadés qu’il s’agit bien de la forêt de la Brocéliande. Ils tendent l’oreille afin de percevoir au mitan de la nuit le chant ensorcelant de Merlin sortir de son tombeau, situé dans la partie nord-est de la forêt. Que le silence perdure et ils se convainquent que Brocéliande est dans son ensemble la prison du mage et qu’il continue à y errer, en compagnie de Viviane. Ils guettent les amants éternels, songent qu’ils sont peut-être métamorphosés au gré des saisons en un cerf et une biche, en oiseaux, en papillons, en arbres enlacés. Merlin, l’âme de Brocéliande, ne peut-il pas prendre toutes les apparences ? Lorsqu’ils ouvrent les yeux, à l’aube blanchissante, les promeneurs de Brocéliande peuvent voir la danse des fées dans les clairières noyées de

Yvain, chevalier de la Table ronde, tua en duel le chevalier noir avant de devenir le gardien de la fontaine de Barenton.

LAURENT LAVEDER/BIOSPHOTO/AFP

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À Brocéliande, tout se mêle. Légendes celtiques, mythes médiévaux, gestes chevaleresques. Plus qu’ailleurs, le surnaturel semble le prolongement visible du naturel. Même les arbres, surtout les arbres, ont, témoins silencieux de ces légendes, une histoire et semblent, sentinelles imposantes, veiller aux derniers secrets de Brocéliande. À l’image du hêtre de Ponthus, qui déploie ses branches tentaculaires comme pour protéger les ruines du château de Ponthus, ravagé par Du Guesclin en 1372, ou du chêne à Guillotin, spectaculaire chêne pédonculé dont l’histoire raconte qu’un abbé réfractaire trouva refuge en son sein pendant la Révolution. D’autres légendes signalent qu’il abriterait un trésor... On comprend mieux que le directeur général des Eaux et Forêts, dès 1899, demandait de protéger « les arbres renommés dans la contrée, soit par les souvenirs historiques ou légendaires qui s’y rattachent, soit par l’admiration qu’inspirent la majesté de leur port, leurs dimensions exceptionnelles ou leur âge vénérable ». Ils sont l’âme de Brocéliande. À travers leurs feuilles frissonnantes, c’est Merlin l’enchanteur qui s’exprime. ● Raphaël Stainville

Derrière sa palissade, le chêne à Guillotin. Refuge d’un prêtre durant la Révolution… dit-on.

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brume. Les plus aventureux se perdent volontiers dans les profondeurs de la forêt, au gré de chemins tortueux, pour se recueillir sur la tombe de l’enchanteur ou pour se désaltérer à la source de Jouvence. Les plus hardis poussent jusqu’à la fontaine de Barenton, qui se cache au-dessus du hameau de Folle Pensée, sur le contrefort nord de la butte de Ponthus. C’est là, à l’orée d’une clairière, que se trouve l’un des lieux les plus magiques de la forêt, selon la tradition populaire. Robert Wace est le premier à prêter à cette fontaine des pouvoirs, avant que Chrétien de Troyes, à son tour, n’élève encore davantage son prestige.

Depuis, toutes sortes de légendes ont vu le jour. L’une d’elle raconte que c’est ici que se réunissaient les fées de “Koncorret”. Une autre prétend qu’Yvain, chevalier de la Table ronde, tua en duel le chevalier noir avant de devenir le gardien de cette source qui avait pour vertu de guérir de la folie. Lorsque des bulles d’azote remontent à la surface de l’eau, il est dit encore que la fontaine rit et exauce alors les vœux secrets des visiteurs. Les jeunes filles d’autrefois s’y pressaient afin d’obtenir un mari. Lors des grandes sécheresses, il n’était pas rare de voir se former de grandes processions depuis la paroisse de Concoret, pour obtenir le retour de la pluie.

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L’Ankou sur le pignon de l’ossuaire de l’église Notre-Dame-et-Saint-Tugen, de Brasparts. Il tient un javelot et une banderole portant l’inscription “Je vous tue tous”.

Voyage au pays de la mort

WIKIMEDIA COMMONS

L’Ankou

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ROBIN WEAVER/ALAMY STOCK PHOTO

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Lorsque qu’on entend la charrette grinçante de l’Ankou, wig ha wag !, la fin est proche. On raconte aussi qu’à l’occasion de “la nuit des merveilles” (Noël), l’Ankou frôle tous ceux qui ne passeront pas l’année avec sa cape pendant la messe de minuit. Véritable “passeur d’âmes”, à défaut d’être la mort, l’Ankou n’est pas non plus le diable. Il est représenté sur de multiples ossuaires d’églises bretonnes. Signifiant “terreur” ou “angoisse”, l’Ankou passe avec sa charrette ou sa barque, selon les versions, pour collecter les âmes des morts récents, pour les transporter dans l’au-delà, depuis son fief des monts d’Arrée. Selon certains, le dernier mort de l’année de chaque paroisse devient l’Ankou de l’année suivante. D’autres croient qu’un seul être mouvant désigne l’Ankou, qui se promène toujours avec une faux emmanchée àl’envers. Anatole Le Braz confiait que l’Ankou, à la différence des moissonneurs, « lance en avant sa faux ».

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Fatal ménage Les lavandières de la nuit Solitaires, effrayantes, les kannerez noz, telles qu’elles sont décrites dans la littérature des XIXe et XXe siècles, sont présentes aux abords des mares, des lavoirs et des étangs, toujours la nuit, en train de nettoyer ou battre le linge. En Bretagne, les témoignages attestent de leur existence, elles sont aussi appelées lavandières de la mort. Et pour cause, selon certains, elles l’annoncent. Selon d’autres, condamnées à mort, elles doivent expier leurs propres péchés. Dans d’autres régions, la lavandière prend le nom de “dame blanche” ou de “fileuse de la nuit”. Souvent représentée non loin d’un lavoir, on la décrit vêtue de blanc, ou alors sous une apparence surnaturelle. Il est aussi arrivé que la lavandière, une femme enterrée dans un linceul sale, une veuve infanticide ou encore une femme qui lave le linge le dimanche (le travail dominical ayant été interdit en Bretagne au XVIIe siècle), émette une étrange sono-

La chapelle du mont Saint-Michel de Brasparts. À son pied, les tourbières du Yeun Elez et le lac de Brennilis qui serait une des portes des enfers. Nul doute qu’ici, en son pays, l’Ankou la franchisse. “Les Lavandières de la nuit”, par Yan’ Dargent (1861, Quimper, musée des Beaux-Arts).

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Souvent représenté en vieillard aux longs cheveux blancs et à la barbe vieillissante, il peut aussi avoir l’apparence d’un squelette moribond. Selon l’antropologue breton Paul Sébillot, sur les îles de Bretagne comme celles de la mer d’Iroise, singulièrement Sein, « l’homme de barre du Bag noz [bateau de nuit utilisé par l’Ankou] était le dernier noyé de l’année ». Une femme dont le mari était disparu en mer sans que son corps ait été retrouvé l’aperçut qui tenait la barre, un jour que le Bag noz passait tout près d’une des pointes de l’île. Ce bateau se montre lorsque quelque sinistre doit se produire dans les environs ; il apparaît sous une forme assez indécise à la tombée de la nuit ; son équipage pousse des cris à fendre l’âme ; mais sitôt qu’on veut s’en approcher, la vision disparaît. À Audierne, il est commandé par le premier mort de l’année. ● Louis de Raguenel AKG-IMAGES

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La cité maudite Ys Ville légendaire de la baie de Douarnenez, Ys signifie “ville basse” ou encore “ville sous l’eau”. La légende s’est construite, a été déformée, puis s’est enrichie au XIXe siècle. Au cœur du récit autour de la ville censée symboliser une civilisation engloutie se trouvent trois personnages : saint Corentin (ou saint Guénolé) représentant le bien, Dahut, le mal — et la disparition de la cité d’Ys —, et le roi Gradlon, l’hésitation entre le bien et le mal. Figure légendaire de l’Armorique, Gradlon aurait vécu entre le IVe et le Ve siècle. Il est le second roi de la région. Alors qu’il se perd pendant une chasse dans la forêt du Ménez-Hom, il est soigné et pris en charge par saint Corentin qui l’accueille dans son ermitage. Véritablement sauvé par le saint, Gradlon le nommera évêque de Cornouaille (le Finistère Sud aujourd’hui), en remerciement de son hospitalité. La fille du roi, Dahut, est une figure mythique des légendes bretonnes. Dans les récits sur l’Autre Monde (le séjour des morts), elle est une prostituée — par opposition à la Vierge Marie —, qui assassine ses amants au petit matin, avant de passer ses journées avec le diable. Celui-ci l’enjoint à maintes reprises d’ouvrir, à l’aide de sa clef, les vannes qui protègent la ville d’Ys de l’engloutissement. Parve-

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rité. George Sand écrivait à leur propos : « Nous avons entendu souvent le battoir des laveuses de nuit résonner dans le silence autour des mares désertes. C’est à s’y tromper. C’est une espèce de grenouille qui produit ce bruit formidable. Mais c’est bien triste d’avoir fait cette puérile découverte et de ne plus pouvoir espérer l’apparition des terribles sorcières, tordantleurshaillonsimmondes,danslabrumedesnuits de novembre, à la pâle clarté d’un croissant blafard reflété par les eaux. » L’auteur met en garde ses lecteurs contre le risque de chercher à échanger avec de telles créatures : « Elles battent et tordent incessamment quelque objet qui ressemble à du linge mouillé, mais qui, vu de près, n’est qu’un cadavre d’enfant. Chacune a le sien ou les siens [...] Il faut se garder delesobserveroudelesdéranger;car,eussiez-voussix pieds de haut et des muscles en proportion, elles vous saisiraient, vous battraient dans l’eau et vous tordraient ni plus ni moins qu’une paire de bas. » D’après l’universitaire spécialiste de la Bretagne Daniel Giraudon, inspirées de la morale chrétienne, les kannerez noz seraient des revenantes qui font pénitence de leur ancienne mauvaise vie et sont condamnées à laver du linge pendant des temps infinis. ● L. de R.

GUSMAN/LEEMAGE

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“La Fuite du roi Gradlon”, par ÉvaristeVital Luminais (vers 1884, Quimper, musée des Beaux-Arts). Dahut échappe aux bras de son père… Elle est supposée encore hanter la baie de Douarnenez.

nant à voler la clef, le diable réussit finalement à les ouvrir, provoquant la disparition d’Ys. À l’origine de la perversion de sa fille, l’accouplement du roi avec Malgven, la fée, reine du Nord. Il l’offensa en se convertissant au christianisme et en se rapprochant du saint. On raconte que c’est l’esprit de Malgven qui est venu habiter le cœur de Dahut. Et que le roi Gradlon a eu beaucoup de peine à choisir entre deux valeurs : l’amour pour sa ville et la défense de valeurs chrétiennes. Cette légende montre la destruction d’Ys à cause des péchés de ses habitants, mais aussi les valeurs de l’Évangile et l’espérance portée par le christianisme. À partir de l’engloutissement de la ville, certains affirment que Dahut serait morte, d’autres qu’elle aurait survécu. Pire encore, transformée en sirène, elle continuerait d’attirer les marins et leurs équipages vers les récifs ; elle serait aussi la cause des tempêtes. D’après cette version, le mal l’aurait donc emporté sur le bien chrétien, et Dahut vivrait dans l’éternité de l’Autre Monde. La localisation précise d’Ys suscite d’invraisemblables controverses. Située pour certains autour de l’île Tristan, dans la baie de Douarnenez, seule partie émergée, on raconte que le jour où une messe y sera célébrée elle renaîtra. D’autres la situent à Sainte-Marie-du-Ménez-Hom, à côté de Quimper, où la statue du roi Gradlon trône fièrement sur la toiture de la cathédrale, ou encore à côté de la pointe du Raz. De nos jours, peu de Bretons remettent en cause l’existence d’Ys. Si l’amiral Thévenard avance que la mer, poussée par un vent violent, a détruit la ville, l’ethnologue Paul Sébillot jurait que non seulement la ville avait existé mais qu’elle se trouvait effectivement dans la baie de Douarnenez. ● L. de R. Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 55

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Une porte sur l’éternité Normandie

Défi architectural élancé vers le ciel, prodige de la nature entre terre et mer, le MontSaint-Michel attire les foules depuis plus d’un millénaire. Mais aussi, au long des landes humides du pays de Guillaume le Conquérant, apparitions et miracles sont foison. Depuis quelques années, de curieux clous de bronze ont fait leur apparition sur les trottoirs de certaines rues de Rouen, de Caen, de Vitré, de Fougères ou d’Angers. D’une quinzaine de centimètres de diamètre, ils sont joliment gravés de motifs figurant, notamment, un bourdon et une coquille. Ils jalonnent la route empruntée par les nouveaux pèlerins du Mont-Saint-Michel. C’est que celui-ci n’est plus seulement un formidable pôle d’attraction touristique (plus de 3 millions de visiteurs par an, venus du monde entier). De façon inattendue, et à l’instar, notamment, de Saint-Jacques-de-Compostelle en Espagne, il est en train de retrouver sa vocation immémoriale de centre de pèlerinage. Désormais, en effet, ils sont plusieurs milliers, chaque année, à s’y rendre sac au dos et bâton à la main. Perceptible dès le milieu des années 1990, le phénomène a décidé des historiens et de simples passionnés à fonder une association se fixant pour objectif de mettre au jour, restaurer et baliser les anciens chemins de saint Michel. En moins de douze ans, le travail accompli est remarquable : après la résurrection du réseau reliant Paris au Mont, on peut aujourd’hui rejoindre celui-ci à pied depuis l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne et l’Italie, autant d’itinéraires balisés de gîtes homologués pour accueillir les marcheurs.

Le Mont-Saint-Michel est unique au monde. Il fait rêver et agit comme un aimant. Il attire à lui les foules et fascine. Et cela dure depuis plus d’un millénaire. Il a été aussi, dans le passé, un catalyseur des forces et des passions humaines les plus extrêmes. D’où une histoire haute en couleurs, pleine de rebondissements, de bruit et de fureur, de prières et de poésie, le tout sous le regard tutélaire de l’archange Michel, le véritable maître des lieux. C’est cette histoire que raconte, dans un ouvrage récent, Patrice de Plunkett. Il ne s’agit pas d’une énième histoire linéaire du monument, mais de l’histoire de ceux qui l’ont fait ou qui lui sont associés. Une histoire (ou plutôt des histoires) de chair et de sang, singulière et « plus étonnante que tous les scénarios de fiction ». D’où le titre de son livre, les Romans du Mont-Saint-Michel. 56 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

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Il a été, dans le passé, un catalyseur des forces et des passions humaines les plus extrêmes.

Déjà, au milieu du XIIe siècle, le premier guide officiel à l’usage des pèlerins s’intitulait “roman” : le Romanz del Munt-Saint-Michiel. Pourquoi ? Parce qu’il était écrit en langue “romane” : « Le parler ordinaire de l’époque, pas le latin des érudits. Déjà, le Mont attirait le grand public », explique Plunkett, qui poursuit : « Selon Henry James, le but des romans est “d’aider le cœur de l’homme à se comprendre”. Depuis plus de mille ans, le Mont-SaintMichel agit comme un creuset de rêves. Il y eut le Mont des pèlerins, celui des moines, celui des chevaliers, celui des prisonniers, celui des romanciers ; aujourd’hui celui des foules mondiales — sans oublier celui du roman de la terre et de la mer et le roman de l’archange… Alternant comme les marées, ce sont autant de points de vue différents sur le même Mont. Huit romans pour vivre un mystère. » Le Mont-Saint-Michel est indissociable de la baie. Elle aussi est unique. C’est là, « dans l’entonnoir du golfe normand-breton », entre Granville et

Ci-contre : à l’intérieur de l’église Saint-Pierre, statue de saint Michel terrassant le dragon de l’Apocalypse (1877).

Légendes des provinces ciel, dégagées par le vent, ciselées par la lumière : un organisme de pierre gris et rose, réseau d’édifices d’une complexité aérienne… Mais il faut encore contourner la tour du Nord en piétinant dans la vase, se rincer les jambes au jet d’eau, sous les murs

Au Moyen Âge, la traversée de la baie était vécue par les pèlerins comme une apothéose de leur cheminement vers le Mont. de la ville, gravir d’est en ouest les centaines de marches menant à l’abbatiale. Alors on a une chance de sentir pourquoi l’Europe entière — pendant des siècles — a marché jusqu’ici ». Au Moyen Âge, la traversée de la baie était vécue par les pèlerins comme une apothéose de u

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« Pour être ému par le Mont, il faut l’avoir “mérité” physiquement », souligne Patrice de Plunkett. En y accédant à pied depuis les grèves, de préférence du nord vers le sud, par le vieux chemin du pèlerin. En trois heures de marche, « on voit le Mont se métamorphoser dix fois : d’abord au loin comme un nuage, puis étincelant, puis caillou terne, puis grand fantôme dans la brume. Enfin, tout près, la falaise de la Merveille et ses quinze nervures tendues vers le

Le Mont tout entier est un défi architectural : ici, l’église abbatiale. Surmontée d’une statue dorée de l’archange (qui vient d’être restaurée), la flèche du clocher date de 1897.

PHOTOGRAPHIES : THIBAUT/PHOTONONSTOP/AFP

Cancale, qu’ont lieu les plus grandes marées de la planète. Chacune d’elle propulse 100 millions de mètres cubes d’eau et dépose 6 000 tonnes de sable et de vase grise. Jusqu’à la construction d’une digue-route, en 1880, à chaque marée haute, le Mont devenait une île. À chaque marée basse, la mer se retire à 10 kilomètres. C’est ce qui permet de traverser la baie.

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Entre terre u leur cheminement vers le Mont, lui-même consiet mer : déré comme une île, un seuil au bord de “l’autre le cloître côté”. En effet, en venant du continent, le Mont est et sa double à l’ouest. Or, le légendaire celtique qui, mêlé au rangée christianisme, imprègne les mentalités médiéde colonnettes vales occidentales, identifie une des portes de (XIIIe siècle). “l’autre monde” à une île de l’Ouest. Le géographe Page de romain Pomponius Mela parle de l’île de Sein. Les droite : romans de la Table ronde évoquent l’île “d’Avacoucher lon” (l’île des Pommes — la pomme étant le fruit de de soleil l’immortalité chez les Celtes), où est porté le roi sur le Mont Arthur mourant. et sa baie. Un autre récit, la Navigation de saint Brendan, datant du VIIe siècle, fait état de l’île “de Promission”. Il se trouve que Brendan a réellement existé et navigué avec des moines, un siècle plus tôt : d’abord jusqu’en Islande, puis entre les îles Britanniques et la région d’Aleth, la future Saint-Malo, avant de remettre le cap sur l’Irlande. Nous sommes alors en 561, c’est-à-dire peu après l’installation des premiers ermites — probablement irlandais et gallois — sur le Mont. Rien d’étonnant donc « à ce que l’homme du Moyen Âge voie le Mont-Saint-Michel comme une porte de l’au-delà, puisque c’est une île et qu’on l’atteint en bravant les flots. » “Les Romans du Mont Saint-Michel”, de Patrice de Plunkett, éditions du Rocher (2011), 318 pages, 21,20 €.

Michel rejoint l’imaginaire celtique. Conducteur des âmes des mourants vers le ciel, son rôle est accordé à ce lieu perçu comme porte de l’au-delà. À cela va s’ajouter le rôle de l’archange Michel. Sorti tout droit du livre des Rois de la Bible, « prince des milices célestes », son nom signifie “qui est comme Dieu”. Son culte s’est répandu à travers l’Europe naissante depuis Byzance. Le sanctuaire qui lui est dédié, à la fin du Ve siècle, sur le mont Gargano, dans les Pouilles, devient, un siècle plus tard, un célèbre lieu de pèlerinage, tandis que Michel élit également domicile un peu partout en Occident, le plus souvent sur des sites en hauteur et sauvages, collines, pics ou îlots déserts. C’est ainsi que, vers 709, l’archange souffle à Aubert, l’évêque d’Avranches, pendant son sommeil,

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l’idée d’édifier sur le mont normand un sanctuaire en son honneur. Aubert s’exécute et fait construire un oratoire juste au-dessous du sommet du Mont. Deux cent cinquante ans plus tard, les moines bénédictins le remplaceront par une petite église, qui deviendra une des cryptes de l’église abbatiale élevée au XIe siècle. L’édification de cette abbatiale est nécessitée par la réputation du site qui, depuis longtemps, a éclipsé Gargano. C’est que le Mont est aussi île de l’Ouest. Et c’est là que Michel rejoint l’imaginaire celtique. En effet, consistant à conduire les âmes des mourants vers le ciel, son rôle est accordé à ce lieu perçu comme porte de l’au-delà. Le chantier, sur un espace restreint, étroit, perché à 80 mètres d’altitude, de la grande église abbatiale, flanquée des bâtiments conventuels, « est un défi sans précédent ». Conçu comme un sanctuaire en “paliers” invitant à une ascension spirituelle des pèlerins, l’ensemble inspirera les quatre siècles d’apogée du Mont, au cours desquels celui-ci devient la “Merveille de l’Occident”, drainant des centaines de milliers de pèlerins, de tous âges et de toutes conditions, venus de toute l’Europe. Mais la guerre de Cent Ans, les guerres de Religion, l’asphyxie progressive des monastères par la monarchie (avant que la Révolution ne finisse par les supprimer) vont entraîner le Mont dans une longue décadence. L’esprit du lieu échappe, désormais, aux modernes. Transformé en prison par Louis XIV, le Mont est rendu à l’Église (sous forme de location) par Napoléon III, avant d’être repris intégralement par l’État, en 1886. Le salut viendra d’André Malraux. Décelant, dans le Mont, un signe de « ce qui en l’homme dépasse l’homme », le « souci d’éternité », il décide, à l’occasion du millénaire de la fondation de l’abbaye, en 1966, de le rendre « à sa fonction de symbole ». Comment ? En y réinstallant des religieux (et des religieuses) ; en le dégageant des terres qui l’enserrent, afin de le rendre à la mer. C’est dans le même esprit que l’Unesco inscrit le site au patrimoine mondial, en 1979. « La restauration du caractère maritime, remarque Patrice de Plunkett, ouvre sur une restauration du caractère spirituel. La terre, la mer et l’esprit du Mont forment désormais un écosystème. » Un “écosystème” qui apparaît comme un antidote au système écrasant de l’hypermodernité marchande. Même si, pour la plupart, ils ne connaissent plus grand-chose au christianisme, c’est ce que ressentent confusément, instinctivement, les néopèlerins qui, en ce début du XXIe siècle, affluent de nouveau vers le Mont-SaintMichel. Loin de toute nostalgie, ils sont les « précurseurs de quelque chose de plus vaste, encore imperceptible », assurent les Frères et Sœurs de Jérusalem, présents sur le Mont depuis 2001. ● Christian Brosio

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Légendes des provinces

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La défunte du rocher

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Saint-Clair « Guillaume, sors de ton pays et va en Neustrie pour y être tout à moi » : c’est l’appel que Guillaume, fils d’un haut dignitaire, qui tentait d’échapper à un mariage arrangé, reçut de Dieu, à Olchestria, en Angleterre. Après être arrivé en France, plus précisément dans le nord du Cotentin, Guillaume mena une vie d’ermite, se fit moine guérisseur et mit à disposition de ceux qui le souhaitaient ses dons pour chasser le démon. Il changea de nom pour celui de “Clair” et sillonna la région en accomplissant sa vocation de moine, dans la prière. Un jour, il rencontra une jeune femme de bonne condition.

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La fontaine du décapité

À Collevillesur-Mer, sur la route qui descend vers la côte, la fontaine Saint-Clair, dont l’eau guérit les affections oculaires. Elle a attiré pèlerins et malades durant des siècles. Ci-dessous, l’ilôt de Tombelaine vu depuis le MontSaint-Michel.

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De Tombelaine, on sait que l’îlot servit d’ermitage à deux moines, Anastase et Robert, qui, au XIe siècle, décidèrent de s’y installer pour fuir l’agitation du Mont-Saint-Michel, situé à seulement quelques kilomètres. Après avoir accueilli un prieuré et une église, l’île devint un lieu de pèlerinage, avant d’être occupée par les Anglais pendant la guerre de Cent Ans. Ils érigèrent une place forte et un donjon, dont certains vestiges sont visibles de nos jours. Puis l’île appartint au richissime surintendant des finances de Louis XIV, Nicolas Fouquet, et les fortifications anglaises furent finalement détruites. Seule la légende de Tombelaine subsiste. On raconte que, dans les temps anciens, la forêt enserrant le Mont-Saint-Michel s’étendait sur une surface incluant au moins la baie actuelle. Après le légendaire raz-de-marée de l’an 709, qui recouvrit la forêt de Scissy, le Mont-Saint-Michel et Tombelaine se retrouvèrent alors en pleine mer, alors que le mont Dol se retrouvait, lui, dans les terres. Les légendes bretonnes avancent qu’enlevée par un géant, Hélène, la fille du roi Hoël, y fut enterrée. D’autres rapportent que la belle s’était suicidée en se jetant d’un rocher, ne voyant pas revenir son criminel amant d’une expédition de brigandage. La mythologie, quant à elle, lie le dieu gaulois Belenos à Tombelaine. Dieu de la guerre et de la lumière, guide des morts, ses attributs sont aussi ceux repris par l’archange saint Michel. On sait en outre qu’un dolmen se trouvait sur le Mont-Saint-Michel, porte qui aurait pu symboliser le passage vers la mort. Les esprits plus rationnels s’accordent à dire que Tombelaine trouve son histoire dans l’étymologie : “tumba”, qui signifie tombe, et son archétype, qui devait certainement être “tumbell-ena”, donnant aujourd’hui la construction “Tombelaine”. ● Louis de Raguenel

MAIRIE DE COLLEVILLE-SUR-MER

Tombelaine

Légendes des provinces

La femme qui chassa le démon Mont Margantin

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Clair comprit alors que les deux hommes qui le recherchaient agissaient pour le compte de la femme qui avait jeté sur lui son dévolu douze ans plus tôt. Satisfaits d’avoir enfin trouvé Clair, les deux hommes le décapitèrent. C’est alors que Clair prit sa tête dans ses mains, pour la plonger sous une fontaine située à côté d’une église. Ayant retrouvé la vie, il se coucha près de l’autel avec respect et offrit son âme à Dieu. La fontaine Saint-Clair de Colleville-sur-mer, connue depuis pour guérir les yeux et la cécité, a longtemps été un lieu de pèlerinage familial. On distingue encore aujourd’hui une représentation de saint Clair, décapité. ● L. de R.

JEAN-ERIC FABRE/BIOSPHOTO/AFP

Celle-ci tomba follement amoureuse de lui. Souhaitant rester fidèle à son engagement envers Dieu, Clair, qui pressentait les intentions de la jeune femme, s’enfuit et erra pendant douze ans, avant de s’installer à Vulcassum. En 884, il rencontra un jour deux hommes. «Connais-tuundénomméClair ?», lui demandent-ils. « Non, je ne le connais pas », leur répond-il alors. Avant de changer d’avis et de donner son identité.

Les marais du Cotentin. Un condensé de toutes les légendes, de toutes les apparitions, à tel point que Barbey d’Aurevilly y plaça l’action de son roman “l’Ensorcelée”.

ce qu’on appelait le “sabbat des sorciers”. Mécontente d’apprendre que son mari se livrait à de telles pratiques, une dame du bourg de Domfront se rendit sur le mont au moment du sabbat, les poches emplies de reliques de saint Front. Au moment de l’apparition du cornu, elle les précipita sur lui, qui s’enfuit en poussant de terribles cris de douleur. La légende rapporte qu’il disparut en prenant la forme d’une chauve-souris pour ne plus jamais revenir. Chaque année depuis cette date, les habitants de Saint-Brice, Avrilly, Domfront et Céaucé se rendent au mont Margantin en procession dédiée à saint Ernier, dont le culte remplaça celui de Satan. u

« À saint Ernier est la matinée, au diable est l’assemblée. » Dans la commune d’Avrilly dans l’Orne, on raconte qu’au sommet du mont Margantin, le diable comblait les époux insatisfaits. Il leur suffisait de toucher ses cornes ou de baiser son derrière pour bénéficier de son aide. C’est

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Légendes des provinces Ernier était invoqué contre la sécheresse. On raconte que pour s’assurer sa protection on tenait le bras du saint sous une fontaine en veillant à ce que seul le petit doigt de la relique traverse l’eau. En cas d’imprécision, le risque était de déclencher des pluies ininterrompues… ● L. de R.

Les cendres de la sainte

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La ville de Domfront vue depuis le château, et, au loin, le mont Margantin. Plus guère de sabbat aujourd’hui, il demeure un pèlerinage.

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Chaque lundi de Pentecôte, les reliques du saint sont ainsi portées en procession jusqu’au mont, à travers un “petit tour” de 18 kilomètres. Aujourd’hui disparu, le “grand tour” de 40 kilomètres réunissait des centaines de pèlerins jusqu’en 1870. Saint patron des cultures, saint

JOEL DOUILLET/ALAMY STOCK PHOTO

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Une étude publiée en 2007 nous a appris que l’échantillon de restes et de cendres présentés comme ayant été récupérés sur le bûcher de Jeanne d’Arc, en 1431, seraient en réalité ceux d’une momie égyptienne. Propriété du diocèse de Tours, le bocal contenant les “cendres de Jeanne d’Arc” a longtemps été l’objet de questions et de doutes. À commencer par son étiquette qui imite une écriture du XVIIIe siècle, alors qu’elle date du XIXe siècle. L’Église catholique ensuite, lors du procès en béatification de Jeanne d’Arc, en 1909, puis de sa canonisation, en 1920, n’a jamais eu de certitude sur le contenu de ce bocal. Elle est toujours restée prudente. Effectivement, Jeanne d’Arc ayant été brûlée vive pour hérésie et sorcellerie à Rouen, en mai 1431, ses cendres avaient été jetées à la Seine, sur ordre du tribunal. Depuis cette date, un doute s’est installé autour de la possibilité qu’une personne ait pu récupérer une partie des restes de la sainte sous le bûcher. ● L. de R.

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GL ARCHIVE/ALAMY STOCK PHOTO

Jeanne d’Arc

Le supplice de Jeanne, la bonne Lorraine (enluminure, XVe siècle, BnF). L’incertitude règne quant au sort réservé à ses restes.

Légendes des provinces

Les douze énigmes des Templiers Moines-soldats

Premier ordre militaire et religieux de l’histoire, il est, aujourd’hui encore, une source intarissable de secrets, dont celui du trésor de Gisors, en Normandie. De sa création en Terre sainte, en 1119, à sa fin tragique sur un bûcher de l’île de la Cité, en 1314 à Paris, retour sur une épopée nimbée d’héroïsme et de malédiction.

À l’origine, milice religieuse des croisés

Les origines de l’ordre remontent à la première croisade. Après la prise de Jérusalem par Godefroy de Bouillon (1095), nombre de croisés sont rentrés en Occident. Devenue l’un des trois plus importants lieux de pèlerinage de la chrétienté, la Terre sainte n’est guère sûre. Il faut assurer la sécurité des pèlerins. C’est dans ce but qu’un chevalier champenois, Hugues de Payns, crée une “milice”, mi-religieuse mi-guerrière, en 1119 : les Pauvres Chevaliers du Christ et du temple de Salomon. Objectif : « garder voies et chemins contre les brigands ». En 1129, son efficacité lui vaut d’être reconnu par l’Église et de devenir ordre de “chevalerie religieuse”, le premier de l’histoire, sous le nom d’ordre du Temple. Il ne dépend que du pape. Hugues de Payns, son fondateur, en devient son premier maître (“li maistre”), nommé à vie.

Statue de templier sculptée dans le tronc d’un arbre mort, dans le village de Santalla del Bierzo, en Espagne.

Les “règles” des chevaliers

Critères pour être admis : être âgé de plus de 18 ans (alors que la majorité pour les hommes était à 16 ans), être un homme libre (non-serf), en bonne santé (pas d’estropiés), et ne pas être endetté. À l’issue d’une période de noviciat, le nouveau Templier prononce ses vœux (obéissance, chasteté et pauvreté) puis est définitivement admis. Contrairement à son image populaire, il doit avoir les cheveux ras, « sachant de par l’apôtre, que c’est ignominie pour un homme de soigner sa coiffure ». Les règles monacales auxquelles il est astreint s’inspirent de saint Augustin et surtout de saint Benoît — lequel impose notamment la lecture publique fréquente de textes sacrés — d’où le nom de “chapitre” donné à la communauté d’un monastère.

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Blancs manteaux et masses d’arme

WIKIMEDIA

Seuls les hauts dignitaires et les chevaliers, pour la plupart issus de la noblesse, sont autorisés à porter un manteau blanc, symbole de pureté et de chasteté. Autres privilèges de ces deux corps : les premiers disposent de quatre chevaux, les u

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Légendes des provinces

“Croix de gueules” et “gonfanon”

PHOTOS : AKG-IMAGES/SCHÜTZE/RODEMANN ; COSTA/LEEMAGE

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Jusqu’à la défaite finale des chrétiens face aux musulmans en 1291, avec la chute de Saint-Jeand’Acre, venant après celle de Jérusalem, c’est en Terre sainte que les chevaliers de l’ordre n’ont cessé de guerroyer pendant cent cinquante ans. Certains ont cependant combattu ailleurs, notamment en Espagne durant la Reconquista. Plus de 50 000 Templiers, au total, seraient tombés au cours de ces batailles. Et des nombreux massacres dont ils furent victimes. En 1187, à l’issue de la bataille de Hattin, Saladin fit décapiter, sous ses yeux, 230 prisonniers de l’ordre. En plus de se battre, les moines-soldats étaient aussi chargés de défendre les lieux saints, souvent en construisant eux-mêmes des forteresses : Bethléem, Nazareth, le mont des Oliviers, le SaintSépulcre de Jérusalem, Saint-Jean-d’Acre… La chute de cette dernière entraînera le départ définitif des Occidentaux. Le siège des Templiers, jamais installé en Occident, fut alors transféré à Chypre — l’île la plus proche de ses anciennes possessions.

Commanderies et reliques sacrées Sept cents “commanderies” furent construites par l’ordre en France après son retour forcé de Terre sainte. Si le mot a fini par désigner les maisons, celui-ci signifiait au départ une circonscription administrative. On en trouvait principalement dans le

À gauche, le sceau des Pauvres Chevaliers du Christ, de venu celui des templiers. Il représenterait peut-être ses deux fondateurs, Hugues de Payns et Godefroi de SaintAmour. Ci-dessous, le donjon de Gisors, en Normandie, où la légende veut que le trésor ait été caché.

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L’emblème de la célèbre “croix pattée”, ou “fleuronnée”, ou encore “croix de gueules”, est issue de l’ordre du Saint-Sépulcre, dont faisait partie le premier maître, Hugues de Payns, avant de fonder le Temple. Parfois agrémentée de quatre petites croix appelées “croisettes”, elle est rouge pour rappeler le sang du Christ et le vœu permanent de croisades. Les Templiers la portent brodée sur l’épaule gauche, du côté du cœur. On retrouve cette croix sur l’étendard noir et blanc, dit le “gonfanon”, portée durant les batailles — qui ne doit jamais être abaissé. Plusieurs sceaux ont été adoptés. Le plus utilisé représente deux chevaliers sur un même cheval. Les historiens s’opposent sur sa signification : symbole de pauvreté, de la vie en commun, dualité moine-soldat (spirituel-temporel), ou représentation des deux fondateurs de l’ordre, Hugues de Payns et Godefroi de Saint-Amour ? Surnommé “boule”, le sceau du maître dessinait la coupole du dôme du Rocher, à Jérusalem. L’ordre n’a, en revanche, jamais adopté de devise.

Guerres et martyrs

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u seconds de trois, et d’un écuyer pour s’en occuper. Revêtus de robes sombres comme les moines cisterciens, les sergents, eux, n’ont droit qu’à deux chevaux. Tous, en revanche, doivent harnacher leurs montures de la manière la plus discrète possible, afin d’exprimer le vœu de pauvreté. Tous, aussi, disposent des mêmes équipements sur les champs de bataille : un bouclier en bois (“écu”) de forme triangulaire, recouvert de métal ou de cuir ; un heaume couvrant la tête et le cou ; une cote, des chausses et des gants de maille. Tous, enfin, sont porteurs des trois mêmes armes sur les champs de bataille : une épée à double tranchant, une lance et une masse d’arme.

Accusés d’hérésie et d’idolâtrie

C’est l’accusation qui leur vaudra d’être jugés en 1307. Ayant perdu leur aura héroïque et vertueuse depuis leur départ d’Orient, au début du XIVe siècle, les Templiers sont d’abord accusés de se conduire en seigneurs orgueilleux et cupides, menant une vie dissolue. En témoigne certaines expressions populaires de l’époque, telles “boire comme un Templier” ou “jurer comme un Templier”… En 1395, Esquieu de Floyran, un détenu emprisonné dans la même cellule qu’un Templier condamné à mort, aurait recueilli ses confessions. Parmi celles-ci, certaines pratiques secrètes : « Reniement du Christ et crachat sur la Croix, rela-

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Sud, notamment dans le Larzac, où leur présence a modelé l’architecture. Bâti au XIIe siècle, La Couvertoirade, avec son château et son église, en est l’un des plus beaux fleurons. Les toitures en tuiles et lauzes de la commanderie servaient à recueillir l’eau grâce à un édifice de forme concave qui guidait la pluie, via des gouttières, jusqu’aux bassins de rétention des maisons, en sous-sol. Le site figure parmi les mieux conservés, avec ceux de Sainte-Eulalie-de-Cernon (Aveyron) et de Renneville (Normandie). Plusieurs centaines de commanderies ont en outre été érigées dans toute l’Europe. Partout, les Templiers y vivaient de manière très austère. Seul privilège par rapport aux autres ordres : la nourriture plus abondante, notamment en viandes — vocation de guerriers oblige. C’est dans ces commanderies qu’ils conservaient, dit-on, certaines des plus fameuses reliques de la chrétienté : le manteau de saint Bernard, les fragments de la vraie Croix, des morceaux de la Couronne d’épines. Certains évoquent aussi le saint suaire, qui aurait été secrètement en possession du Temple au XIII e siècle — période pendant laquelle le linceul sacré disparaît effectivement des sources historiques.

WIKICOMMONS

Légendes des provinces

Haut-relief représentant des chevaliers du Temple, dans l’église de Santa María la Blanca, en Espagne.

tions charnelles entre frères, baisers obscènes exercés par les chevaliers du Temple… » Sitôt informé, le roi Philippe le Bel avertit le pape. Décrits comme “sataniques”, certains de ces rites sont avérés, tel celui, pour les nouveaux membres, de marcher ou de cracher sur la Croix. Mais la plupart des historiens sont formels : il s’agissait en réalité d’une sorte d’exorcisme ; un reniement de “bouche” et non de “cœur”, où le récipiendaire devait s’abaisser par un acte indigne, rappelant le reniement de saint Pierre, pour mieux s’élever ensuite. De même, l’existence du “Baphomet”, idole impie prétendument adorée par les Templiers, n’a jamais pu être démontrée. Une seule représentation lui a été attribuée : une clé de voûte aux allures de vizir à trois têtes (une de face, deux de profil) que l’on peut apercevoir dans la forteresse de Tomar, au Portugal.

La grande rafle du vendredi 13

Alors que le pape Clément V a lancé en 1307 une enquête sur les Templiers (à leur demande, ceux-ci souhaitant être “blanchis” des bruits circulant sur leur compte), Philippe le Bel décide de précipiter les arrestations. Officiellement pour actes d’hérésie et d’idolâtrie. En réalité, le “roi de fer” ne supporte plus, depuis longtemps, “l’État dans l’État” que constituent les Templiers — 15 000 hommes dont 1 500 chevaliers —, dépendant du seul pape. Surtout, après avoir taxé, puis chassé, les usuriers juifs et les banquiers lombards, le souverain, à la tête d’un royaume lourdement endetté, table sur les richesses supposées colossales de l’ordre pour combler le déficit du royaume. Affaibli, le pape laisse faire. Les arrestations ont lieu le vendredi 13 octobre 1307 — à l’origine de la légende de la “date porte-malheur”. La plupart des dignitaires sont emprisonnés — près d’un millier ! —, dont le maître Jacques de Molay, u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 65

Légendes des provinces u d’abord dans le donjon du château de Gisors, puis dans celui du Temple, à Paris. Avant même le début du procès, le Temple sera dissous et ses biens saisis — pour un butin très inférieur aux ressources espérées.

Prophétie sur le bûcher

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Enluminure française de la fin du XIVe siècle représentant le bûcher des Templiers (Londres, British Library). Ci-dessous, la grange à blé de la commanderie de SaintÉtienne de Renneville (Normandie).

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La célèbre prédiction du grand-maître des Templiers, telle que relatée par Maurice Druon au début des Rois maudits, est… fausse. Selon l’écrivain, Jacques de Molay, cerné par les flammes, se serait écrié : « Pape Clément !… Chevalier Guillaume !… [pour Guillaume de Nogaret, bras armé du souverain dans les arrestations, NDLR] Roi Philippe !… Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste jugement ! Maudits ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération de votre race ! » Rapporté par le chroniqueur Geoffroi de Paris, témoin de la scène, les vrais propos, certes vengeurs, sont (nettement) moins explicites : « Seigneur, déclara-t-il, au moins laissez-moi joindre un peu mes mains et vers Dieu faire mes prières, car c’en est le temps et la saison : je vois ici mon jugement… Dieu sait qui a tort et a péché, et le malheur s’abattra bientôt sur ceux qui nous condamnent à tort. Dieu vengera notre mort ! Seigneur, sachez qu’en vérité tous ceux qui nous sont contraires, par nous auront à souffrir.

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Conduits par l’inquisiteur de France et confesseur du souverain, Guillaume de Paris, assisté de deux commissaires royaux, le procès se déroule par séquences, sur près de quatre ans, prenant fin en mai 1311. Sont jugés pour “hérésie” et “idolâtrie” 138 Templiers, dont Jacques de Molay. Le procès-verbal des interrogatoires est un rouleau de parchemin en peau de chèvre long de… 22 mètres. Faute d’avouer les “crimes” qui leur sont reprochés (en échange de la vie sauve et d’une confortable rente), les accusés sont soumis à la torture. Trente-huit Templiers mourront durant ces séances. Trois résistèrent sans rien avouer. Un seul avoua sans se dédire par la suite. Tous les autres, dont Jacques de Molay, renièrent leurs aveux obtenus sous la torture. Cela vaudra à 54 d’entre eux, dont leur chef, d’être considéré comme relaps ; leur condamnation à la prison à perpétuité sera commuée en peine de mort.

AKG-IMAGES/BRITISH LIBRARY

Quatre années de procès et de tortures

En cette foi, je veux mourir. » À l’époque, la harangue passera même inaperçue. Jusqu’à ce qu’un écrivain du XVIe siècle, Paul Emile, n’évoque, le premier, la “malédiction” promise par le 23e et dernier maître templier, laquelle, à l’épreuve des années, s’était révélée (presque) exacte. Si Guillaume de Nogaret, contrairement à ce qu’écrit Maurice Druon, est en réalité mort… avant la fin du procès, la liste est longue, au cours des années qui suivront son martyr, des victimes “annoncées” par Jacques de Molay sur son bûcher en 1314 : Clément V, le pape honni, meurt d’un cancer à l’estomac en avril de la même année ; Philippe le Bel, le roi haï, décède d’un accident de cheval sept mois plus tard. Puis ses quatre fils et héritiers meurent les uns après les autres, éteignant la filiation : Louis, disparu en 1316 ; le nouveau-né Jean I er, dont le règne fut aussi court que la vie (du 15 au 19 novembre 1316) ; Philippe V, qui meurt peu après

Légendes des provinces le début de son règne en n’ayant eu que des filles ; Charles IV, qui s’éteint en 1328, ses deux fils morts avant lui…

Le Baphomet de la forteresse templière de Tomar (Portugal), seule représentation de cette idole que les Templiers furent accusés de vénérer.

Sur la piste de l’inaccessible trésor

PHOTOS : AKG-IMAGES/ALBUM/ORONOZ ; DR

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Au moment de sa chute, l’ordre disposait d’une puissance foncière et financière considérable. Mines d’or et d’argent en Amérique. Propriétés, terrains, fermes, têtes de bétail par milliers… À leur apogée, au moment de leur chute, les Templiers sont les créanciers d’une grande partie des pays de l’Europe chrétienne, auxquels ils prêtent sur gage. On parle d’un “trésor central”, composé de pierres, de bijoux et d’objets sacrés provenant de la Terre sainte. Deux documents d’époque y font allusion : le premier est la déposition du Templier Jean de Chalon devant le pape Clément V, à Poitiers, en juin 1308. Selon lui, le percepteur de l’ordre, Gérard de Villiers (!), ayant appris les prochaines arrestations, était parvenu à prendre la fuite avec le trésor du Temple, convoyé par 50 chevaux. Le second document, d’inspiration maçonnique, dit le “manuscrit de Schiffmann”, a été

rédigé quatre siècles plus tard, vers 1760. Il affirme, décryptage de messages codés à l’appui, que ce trésor comprenait les couronnes des rois de Jérusalem et le chandelier à sept branches du Saint-Sépulcre. Mais rien n’a été démontré. Au contraire, les nombreuses perquisitions et saisies ont révélé l’austérité de la vie templière. Depuis la disparition du Temple, ce mythique trésor n’a pourtant cessé d’être convoité. Principaux hauts lieux de cette quête en France : Rennes-le-Château (Aude, voir notre article en page 88), les châteaux d’Arginy (Beaujolais) et surtout de Gisors (Vexin). C’est ici, assurent certains, que fut caché le trésor, après son évacuation de Paris. Au début des années 1960, le gardien du château, Roger Lhomoy, affirmera connaître l’existence, sous la motte du donjon, d’une crypte secrète contenant 30 coffres de fer. Le témoignage est recueilli par un journaliste, Gérard de Sède, qui en fait un best-seller, Les Templiers sont parmi nous. André Malraux, ministre de la Culture, ne peut ignorer l’affaire : il ordonne des fouilles à deux reprises, en 1962 et 1964. Sans succès. Une dizaine d’années plus tard, en 1976, le gardien Lhomoy meurt en emportant son secret. Depuis, Gisors est devenu le lieu le plus fréquenté de la chasse au trésor templier.

Descendance secrète et maçonnerie

Jacques de Molay, 23e et dernier maître des Templiers.

Plusieurs théories s’affrontent concernant les années ayant suivi la fin de l’ordre et son éventuelle perpétuation secrète jusqu’à aujourd’hui. Selon certains, le grand maître provincial d’Auvergne, Pierre d’Aumont, est parvenu à fuir avec deux commandeurs et cinq chevaliers. Afin de n’être pas reconnus, ils se déguisent en ouvriers maçons. Réfugiés en Ecosse, ils décident de relancer le Temple. Afin d’éviter les persécutions, ils empruntent des symboles issus de la maçonnerie et se dénomment “francs-maçons”. En 1631, le maître du Temple les rejoint à Aberdeen. Objectif : répandre l’ordre partout dans le monde à travers cette “franc-maçonnerie” — qui serait donc son héritière. La théorie est contestée par les chefs francs-maçons eux-mêmes depuis 1782, date du convent maçonnique de Wilhelmsbad. Autre doctrine : les tenants d’une descendance des RoseCroix seraient Templiers d’origine, soudés depuis le XVIIe siècle et passionnés d’alchimie. Troisième théorie : une filiation… rassemblant les deux premières. Datant des années 1760, c’est ce qu’affirme un manuscrit latin découvert à Strasbourg : De la maçonnerie parmi les chrétiens, section 2. Celui-ci relie Templiers, Rose-Croix et francs-maçons dans une même société occulte. La filiation revendiquée avec l’ordre a eu parfois des conséquences tragiques. Ainsi, entre 1994 et 1997, la série de suicides collectifs de 74 membres de la secte de l’ordre du Temple solaire. Emmenés par un gourou se prétendant descendant des Templiers. ● Arnaud Folch Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 67

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Légendes des provinces

Liesse, cause de toute joie Flandres-Artois-Picardie

La Vierge noire de la basilique de Liesse est vénérée depuis près de neuf siècles. D’abord par les rois de France mais aussi, et toujours, par le peuple. L’histoire de cette Vierge noire, qui se dresse dans la nef, couronnée et drapée dans un manteau brodé au fil d’or, remonte à 1134. Trois croisés, originaires de la région de Laon, chevaliers de l’ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, défendent le tombeau du Christ. La guerre fait rage entre chrétiens et musulmans. Les trois vaillants croisés sont faits prisonniers, emmenés au Caire et enfermés dans une tour. Le sultan El-Afdhal s’efforce de les convaincre de se convertir à l’islam. « Nous sommes au Christ », répondent les prisonniers. Le sultan décide de leur envoyer sa fille Ismérie, « agréable de visage », « douce et aimable », dotée d’une bourse en or promise aux croisés s’ils consentent à renoncer au Christ. Mais l’inverse se produit : la jeune princesse promet de devenir chrétienne si les prisonniers parviennent à sculpter une représentation de la Vierge Marie dans une planche de bois. Ne sachant sculpter, les prisonniers s’en remettent au ciel et, au petit matin, « la reine du ciel introduisit auprès d’eux son image rayonnante de piété et sculptée par miracle ».

“Un si grand nombre de miracles que les peuples y accourent.”

AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE

(Pape Clément VII, en 1384.)

68 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

La statue, de petite taille, en bois noir, représente la Mère et, sur ses genoux, son Fils. La princesse Ismérie reçoit alors en songe une apparition de la Vierge : « Tu délivreras de leur prison mes trois dévots chevaliers, tu seras baptisée, par toi la France sera enrichie d’un trésor incomparable, par toi, elle recevra d’innombrables grâces. » Les ayant fait évader, la princesse fuit avec eux, emportant la statue miraculeuse. Après avoir franchi le Nil, épuisés de fatigue, ils s’endorment et… se réveillent à Liance, rebaptisé au XVe siècle Liesse, traduction de laetitia, à proximité du château de Marchais. C’est là où vit la mère de l’un des croisés. En 1134, la princesse Ismérie reçoit le baptême de l’évêque de Laon, Barthélémy de Vir. À sa demande, un premier sanctuaire est construit à Liesse avec les pierres qui n’ont pas trouvé d’emploi à l’édifice de la cathédrale de Laon. « Dans la chapelle de Notre-Dame de Liesse, Notre Seigneur Jésus-Christ, à la prière de la Vierge Marie, prodigue un si grand nombre de miracles que les peuples y accourent de tous les points du monde », écrit en 1384 le pape Clément VII, en Avignon. Notre-Dame de Liesse devient un lieu de pélerinage pour les rois de France ; Charles VI s’y rend en

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Entre l’épais brouillard qui s’abat sur la campagne du Nord et la présence en masse de pèlerins, la basilique Notre-Dame de Liesse, petit village de l’Aisne, ne peut illustrer plus nettement l’atmosphère mystérieuse qui entoure cette Vierge noire. Sébastien d’Haussy, curé de la paroisse depuis 2013, s’efforce aussi de cultiver les secrets qui l’entourent depuis plus de huit cents ans et les miracles qui auraient été obtenus par son intercession. « Notre-Dame de Liesse, c’est la libération : parmi les derniers miracles, celle des otages du Mali, dont une des familles est venue prier ici. Elle sait — et nous savons — qu’elle a été exaucée, malgré le beau discours du président Hollande. »

“Croisés en prière” (fresque du XIVe siècle). Les chevaliers de l’ordre de Saint-Jeande-Jérusalem ont ramené à Liesse la statue miraculeuse.

“Histoire de l’image miraculeuse de Notre-Dame de Liesse”, de M. Villette (1769).

Légendes des provinces dant la Seconde Guerre mondiale, l’édifice tient bon malgré une bombe tombée au sud de la basilique et qui fait voler en éclat les vitraux. L’un d’eux a été remplacé par le vitrail de Sainte-Preuve, offert par la princesse de Caraman-Chimay et par la princesse Charlotte de Monaco, mère du prince Rainier, propriétaire du château de Marchais, où s’arrêtèrent la plupart des rois de France quand ils venaient en pélerinage. ● Marie-Liesse de Greef-Madelin

1414 ; Charles VII y supplie la Vierge de sauver le pays des Anglais ; Louis XI y vient par quatre fois ; François 1er, prisonnier de Charles Quint à Pavie, prie la Vierge de le libérer ; Henri III s’y rend avec ses trois fils en 1554 ; en 1602, Marie de Médicis vient remercier Notre-Dame de Liesse pour la naissance de Louis XIII (elle était restée vingt-trois ans sans enfant). En reconnaissance, elle offre le grand retable et le maître autel où se tient la Vierge. À son tour, Louis XIII vient avec Anne d’Autriche supplier Notre Dame de lui donner un héritier ; après la naissance de Louis XIV, le roi donne au chapitre un sac d’or pour bâtir la sacristie, encore appelée de nos jours “sacristie de Louis XIII”, et fait don d’une grande toile, conservée dans la basilique, le représentant avec la reine à genoux priant la Vierge noire. Louis XIV fut le dernier monarque à s’y rendre.

La statuette de bois a été brûlée par un boulanger révolutionnaire dans son four à pain. La Vierge de Liesse a été couronnée par Pie IX en 1857.

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Les heures sombres de la Révolution signent pour un temps la fin des pèlerinages. La chapelle est pillée. Un boulanger, qui était aussi porte-drapeau de la corporation des pompiers, s’empare de la statue de la Vierge et s’enorgueillit d’avoir brûlé dans son four à pain « l’idole devant laquelle depuis sept cents ans s’inclinaient les peuples et les tyrans et d’avoir voué pour toujours au culte de la raison le templeoùelleétaitdéposée», d’après une pièce cotée aux Archives nationales à Paris. Il ne reste de la statuette qu’un petit tas de cendres qu’un habitant, un certain M. Blat recueille dans un petit sac. Après le rétablissement du culte catholique, en 1802, une statue de plâtre, « d’une robe éclatante et parée de mille joyaux » remplace l’originale au centre de la chapelle, avec les cendres de la statue d’origine. Les grâces abondent : des paralytiques sont guéris, des aveugles recouvrent la vue, des muets retrouvent la parole… Le 18 août 1857, Pie IX proclame le couronnement de Notre-Dame de Liesse, l’ouverture du triduum étant annoncé par une cloche offerte par Napoléon III.

MANUEL COHEN/AFP

La chapelle est épargnée — par miracle ? — par les combats de la Première Guerre mondiale, alors que Liesse se situe à moins de 20 kilomètres du chemin des Dames. À la fin de la guerre, les jésuites récompensés pour leurs services dans l’infirmerie ainsi que des soldats épargnés viennent offrir leurs décorations militaires à la Vierge. PenValeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 69

Légendes des provinces

Contes des terres d’Empire Alsace

C’est un des folklores les plus riches de France, très marqué par la civilisation germanique à laquelle l’histoire de la région appartient pleinement. Les gnomes et les géants y sont très présents. Les mythes autour de Noël foisonnent…

L’effroi durant l’Avent

70 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

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Le temps de l’Avent (adventus) est celui de l’attente de la venue du Christ, qui débute le dimanche suivant le 26 novembre et s’achève la veille du jour de Noël. C’est une période particulièrement riche de l’année liturgique, un temps autrefois sacralisé par le jeûne et les interdits divers. Pour la mentalité populaire, cette période d’obscurité, où les nuits sont les plus longues de l’année, a longtemps été celle durant laquelle les morts cherchaient à entrer en communication avec les vivants. Toute une galerie de personnages plus ou moins inquiétants se manifestait ainsi durant ces quatre semaines. Parmi eux, saint Nicolas, bien sûr, qui a conservé jusqu’à nos jours une importance folklorique en Alsace. À travers lui, le monde des esprits, détenant les secrets de la fertilité et de la prospérité, s’ouvrait à celui des vivants. Saint Nicolas distribuait l’abondance, faisait circuler les dons alimentaires et établissait un système d’échange entre les adultes et les enfants par l’intermédiaire du pain d’épice qu’il offrait. C’était un personnage éminemment positif que les enfants attendaient avec impatience. Mais saint Nicolas avait un accompagnateur attitré qui représentait le versant sombre, nocturne et chtonien de cette période de l’année : Hans Tràpp. À partir du 6 décembre, celui-ci rendait visite aux enfants en compagnie du saint et du Christkindel (l’Enfant Jésus, le plus souvent représenté par une jeune fille habillée de blanc). Invention des protestants au XVIe siècle pour se débarrasser du papiste Nicolas, le Christkindel a fini par cheminer main dans la main avec le saint… Celui qui ressemble au Père Fouettard portait des noms divers en Alsace : “Rübelz” (celui qui porte des fourrures d’animaux), “d’r Bees” (le méchant), “Müllewitz” (du haut-allemand bilwiz, le kobold), etc. Il avait la plupart du temps l’allure d’un vieillard inquiétant avec son grand chapeau, sa longue barbe

NORTH WIND PICTURES/LEEMAGE

Hans Tràpp

et son manteau noir, ou portait sur ses épaules un grand sac pour enlever les enfants désobéissants. Dans certains lieux, il entrait dans les maisons en se tenant la tête sous le bras. Ailleurs, il était cornu, brandissait un gourdin et tirait des chaînes derrière lui dans un raffut épouvantable. Hans Tràpp a peut-être une origine historique en la personne de Hans von Dratt, un maréchal du comte palatin Philip, qui terrorisa la région de Wissembourg à la fin du XVe siècle. Après sa mort, en 1503, il aurait rejoint la légende, à l’instar d’un Dracula en Moldavie. Mais certains érudits voient davantage en lui le souvenir d’un soudard de la guerre de Trente Ans, laquelle a été particulièrement éprouvante pour l’Alsace qui y a perdu entre un tiers et la moitié de sa population. D’autres enfin estiment qu’il s’agit d’un lointain écho du mythe des “hommes sauvages”, qui a hanté l’imaginaire de la fin du Moyen Âge. Ce qui est sûr, c’est qu’il faisait partie de ce cortège des ombres défilant auprès des vivants à ce moment crucial de l’année, où le soleil menaçait de disparaître. ● Olivier Maulin

Hans Tràpp suivant le Christkindel. Le cauchemar des enfants désobéissants, mais aussi le versant sombre du dernier mois de l’année.

Légendes des provinces

Bien mal acquis ne profite jamais

Ci-dessous, le pilier des anges de Notre-Dame de Strasbourg. En bas, le lac du Ballon, au pied du ballon de Guebwiller.

Lac du Ballon

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Au pied du Grand Ballon, point culminant du massif vosgien, se trouvait naguère une merveilleuse prairie à l’herbe tendre, entourée par une forêt de sapins sombres. Cette prairie appartenait à un charbonnier qui la chérissait. Mais voilà qu’un beau jour un bourgeois de Guebwiller, à quelques kilomètres de là, s’intéressa lui aussi à cette terre et proposa au charbonnier de la lui acheter. L’homme refusa. Le bourgeois insista, augmenta plusieurs fois la somme qu’il était prêt à payer pour obtenir le pré, mais le charbonnier n’y consentit toujours pas : il ne voulait céder son bien à aucun prix. Le bourgeois monta alors une machination visant à faire accuser le pauvre homme de lui avoir volé sa terre, et la justice, probablement corrompue, condamna le charbonnier à céder son pré au bourgeois de mauvaise foi. Lors de la fenaison suivante, le bourgeois, tout fier, vint chercher son foin dans une charrette d’or, narguant au passage le pauvre charbonnier dépouillé qui se tenait sur le bord de la route. Celui-ci se dit alors qu’il préférait que son pré soit détruit plutôt que d’appartenir à un personnage aussi méchant ; il implora le Seigneur. Aussitôt le ciel s’obscurcit autour du Grand Ballon. Le tonnerre se mit à gronder. Un éclair foudroya le pré. Enfin, la pluie s’abattit sur la merveilleuse prairie durant des jours et des jours. Quand l’orage s’éloigna, il n’y avait plus, à l’emplacement du pré, qu’un petit lac circulaire. Les eaux avaient ensevelis le bourgeois et sa charrette d’or. ● O. M.

PHOTOS : T. STUDER ; MARCHI/EST REPUBLICAIN/MAXPP

“Noël-Wihnachte en Alsace”, de Gérard Leser, Éditions du Rhin (1989). “Au rendez-vous de la légende alsacienne”, Armand Durlewanger, Saep Éditions (1980).

La source sous la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg On a longtemps raconté à Strasbourg qu’en collant l’oreille contre le dallage de la cathédrale on pouvait entendre le bruit de l’eau contre les piliers de la voûte souterraine. À certaines périodes de l’année, on allait jusqu’à distinguer le clapotis produit par les rames d’une barque transportant l’âme des morts. La nappe phréatique constitua certes un problème réel lorsque les travaux de fondation de la cathédrale débutèrent en 1015. Mais l’impact sur l’imaginaire des populations locales de ce lac aujourd’hui souterrain provient de temps bien antérieurs. Sur ce site se trouvait en effet le bois sacré de la tribu celte des Triboques, avec sa source et ses trois hêtres géants abritant un autel sur lequel les druides pratiquaient leurs rituels. Les Romains rasèrent la forêt et aménagèrent un puits dans un temple dédié à Mercure, et la première église élevée au même endroit par saint Arbogast, au VII e siècle, conserva le puits dont l’eau servit aux baptêmes jusqu’au XVIe siècle. Les Strasbourgeois firent de ce puits l’entrée du monde souterrain, mais les âmes mortes qui peuplaient autrefois le lac furent bientôt remplacées par des milliers de bébés gardés par un sympathique nain à barbe blanche installé dans une petite barque. Les femmes désirant un enfant prirent alors l’habitude de se rendre à la “fontaine aux poissons” pour passer commande. Le gnome attrapait un bébé avec son épuisette et le portait à une cigogne quis’emparait du colis pour le livrer à la maman. Dès lors, en collant l’oreille contre le dallage de la cathédrale, on entendit, en plus des clapotis de l’eau, des milliers de petites voix qui criaient : « Kemt’is geh hole ! » (“Venez nous chercher !”) ● O. M. Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 71

MARY EVANS/PICTURE LIBRARY 2008/SIPA

Légendes des provinces

Quelque chose dans la nuit Lorraine u

Hauts reliefs boisés, forêts impénétrables, hivers rigoureux… restée indépendante du royaume de France jusqu’à la mort du roi Stanislas, en 1766, la Lorraine abritait des paysans rugueux aussi durs que leur pays, qui tremblaient à des légendes terrifiantes.

Gare à la “massue”

Au XVe siècle, alors que le duc René dirige la Lorraine depuis son château nancéen, la légende veut que sa nièce, Jeanne de Vaudémont, ait été sauvée des griffes d’un chevalier failli par un loup rôdant dans les alentours de Malzeville. Âgée de 16 ans, la jeune fille profite d’un moment d’inattention de sa suivante, Perrine, pour découvrir les atours de la nature qui se révèle en ce jour de printemps. Interloqués à la vue de cette adolescente richement vêtue, les villageois l’avertissent de la présence d’un loup féroce qui terrorise régulièrement les troupeaux. Attirée par la nature florissante, Jeanne fait fi de ces conseils et s’enfonce dans la forêt de Malzeville. Au détour d’un chemin, elle rencontre Armand de Dieudoulard, banni quelques années plus tôt par le duc de Lorraine. « Je tiens enfin ma vengeance ! Si le Duc veut revoir sa nièce bien-aimée, il lui faudra payer ! », s’exclame le chevalier. Le loup tant craint par les habitants surgit alors des fourrés et défait le sieur Dieudoulard dans un combat sanglant. Quelques minutes plus tard, la jeune fille, qui s’était évanouie à la vue de la scène, est réveillée par le souffle protecteur de la bête qui a abandonné son regard menaçant. Après de longues minutes passées à caresser son sauveur, Jeanne est retrouvée par les hommes de son oncle et l’animal prend la fuite. Le duc de Lorraine aurait alors choisi, dit-on, d’interdire la chasse au loup autour de Nancy et fait construire une chapelle baptisée “la gueule du loup”, toujours visible dans la forêt de Malzeville. ● Thomas Lancrenon 72 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

La Lorraine, région de vallées bordée par les montagnes des Vosges prolongeant la dense ForêtNoire, pullule de légendes décrivant de mystérieuses créatures qui, la nuit tombée, gagnent les villages pour terroriser les habitants. Parmi elles, le spectre de Boulay, bête immonde aux yeux luisants et aux oreilles pointues, qui enserrait ses victimes prévenues par le cliquetis de ses chaînes. À l’orée du XIXe siècle, de nombreux paysans rapportent leurs rencontres avec cette masse informe, dont le pelage abondant lui vaut alors le surnom de “massue”. Censée terroriser les voyageurs qui s’aventureraient

GIANNI DAGLI ORTI/THE ART ARCHIVE/AFP

Malzeville

Le spectre de Boulay

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Le miracle du loup

Le loup, terreur absolue de la paysannerie française, chassé jusqu’à son extinction, mais parfois masque commode pour des crimes qui n’avaient rien d’animal. La légende de Malzeville tendait à le réhabiliter.

Un monstre dévore un homme (XIe-XIIe siècle, Saint-Pierreles-Églises). La nuit était le domaine de terreurs profondes qui revêtaient souvent une forme abominable.

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AKG-IMAGES/ERICH LESSING

Légendes des provinces

dans le village, la massue serait le fantôme d’un ancien gouverneur de Boulay, nommé par le duc de Lorraine au début du XVII e siècle, le capitaine Dithau. Après avoir fait brûler vive sa tante en l’accusant de sorcellerie pour s’emparer de ses biens, celui-ci aurait été puni de sa cupidité et condamné à errer jusqu’à la fin des temps sous cette forme repoussante. ● Th. L.

Ronde infernale La Planchette Le hameau de la Planchette, près de la commune d’Entre-Deux-Eaux, fut longtemps considéré par les villageois locaux comme un lieu réquisitionné par le diable. Au Moyen Âge, la rumeur voulait que “le sieur Belzébuth en personne” ait pris possession de la forêt pour y tenir des ébats nocturnes avec ses partisans. Un paysan, au caractère simple et bon, s’était égaré dans la forêt et fit la rencontre d’un jeune homme à l’air envoûtant. Richement vêtu, il lui proposa, en échange de la signature d’un document, une poudre magique permettant de s’élever à la

“Assemblée de sorcières”, par Frans Francken le Jeune (1607, Vienne, Kunsthistorisches Museum). Une autre permanence des terreurs populaires dont l’acuité en Lorraine est intense.

richesse et au bonheur. Effrayé par l’écriture rouge du papier qu’on lui présente et par les cris méphistophéliques proférés à quelques mètres de lui, l’homme, bon et pieux de surcroît, reconnaît le diable et décline sobrement son offre. «Jesuiscontentde mon sort », lui lance-t-il avant de sursauter devant le regard changeant du Malin : « Maintenant, tu vas connaître qui je suis et jusqu’où va ma suzeraineté », lance le diable dans un ricanement terrorisant. Soudainement, le visiteur est transporté au centre d’une ronde infernale, formée par des sorciers dansant au rythme de cris assourdissants. « Vous êtes dévoilés ce soir, dit Satan à ses fidèles, demain vous serez par lui dénoncés ; courez au-devant et le dénoncez d’abord comme scélérat entaché de larcin ; je vous aiderai par artifices. » La cérémonie macabre s’évanouit alors dans un nuage de fumée. Apeuré, le paysan parvient à regagner sa maison et s’endort en priant. Le lendemain, à l’aube, il est arrêté par les archers du bailli qui retrouvent sous son lit dix mètres de toile et une bourse, volés dans la nuit chez un tabellion de SaintDié. Devant le tribunal, il narre son aventure. Alors qu’il relate la disparition subite des sorciers et termine son récit par un signe de croix, les dix mètres de toile et la bourse disparaissent à leur tour, devant les yeux ébahis de l’assistance. Les sorciers qui l’avaient dénoncé furent arrêtés et brûlés vifs, et ce fut la fin des sabbats de la Planchette. ● Th. L. u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 73

Légendes des provinces

Ils étaient quatre frères…

La colline inspirée Sion « Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse », écrivait Maurice Barrès en ouverture de la Colline inspirée. L’écrivain lorrain a consacré un roman majeur à la colline de Sion, lieu de pèlerinage millénaire et point culminant de la vallée bordée par le massif des Vosges. Avant même l’arrivée du christianisme, les tribus locales y ont célébré leurs divinités, suivis par les Romains, qui y dressèrent un temple à la gloire de Mercure. Les premières traces du christianisme local datent du Ve siècle, avec la construction d’un oratoire dédié à Notre Dame. Au XIe siècle, alors que l’Europe se recouvre d’« un blanc manteau d’églises », saint Gérard y organise le culte marial et confie la colline à une communauté de chanoines. Le site devient alors un haut lieu de pèlerinage et la petite église deviendra en 1933 une basilique mineure, après maints remaniements et une destruction totale en 1741. Les oblats de Marie-Immaculée, locataires historiques du lieu, ont quitté la butte en 2003. Une petite communauté de clarisses assure toujours une présence religieuse sur la colline mystique et accueille les 250 000 pèlerins qui la gravissent chaque année. ● Th. L.

Champagne-Ardennes

Issue du démantèlement de l’Austrasie mérovingienne, terre de haute culture qui vit la naissance de Chrétien de Troyes, elle était propice aux chansons de geste qui réjouissaient la société policée du temps. Ainsi des aventures épiques des frères Aymon, sous le règne de Charlemagne.

BRUNO BARBIER/AKG-IMAGES

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74 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

La lanterne des morts, monument à Maurice Barrès, sur la colline de Sion (Meurtheet-Moselle). Site de foi et de pélerinage antique, célébrée par l’auteur lorrain, elle reste aujourd’hui encore une destination essentielle du culte marial.

Quels personnages légendaires français peuvent se targuer de posséder une statue rappelant leurs exploits imaginaires à Lisbonne, Gand, au bord de la Meuse, en Belgique et à Cologne ? Les quatre frères Aymon, pardi, vous lancera-t-on dans le nord-est de la France ! Ils étaient donc quatre frères, Renaud, Aalard, Guichard et Richard, fils du duc d’Aymon. C’est une chanson de geste qui va conter leurs aventures. Leur père les présente à son suzerain, le grand Carolus Magnus, l’empereur Charlemagne. Celui qui règne sur une grande partie de l’Europe adoube Renaud. Le souverain offre au nouveau chevalier une monture magique, le cheval Bayard. Mais lors d’une partie d’échecs, Renaud gagne face à Bertolai, le neveu favori de Charlemagne. Mauvais joueur, celui-ci frappe le chevalier qui s’emporte, jette l’échiquier à la tête de son adversaire, le tuant ! Les quatre frères fuient, montés sur Bayard, cheval touché par la magie qui adapte sa taille à ses cavaliers. C’est le début d’une guerre qui va durer vingt ans.

On compte 218 versions du texte narrant les exploits des fils du duc d’Aymon. Toute l’Europe médiévale le connaît ! Tout au long des 18 500 alexandrins qui composent la chanson originale, écrite sans doute à la fin du XIIe siècle, les aventures se succèdent. Les frères sont chassés du château forteresse de Dordone, reniés par leur père. Ils vont bâtir Montessor, sur un mont dominant la Meuse. Ils sont aidés par leur cousin, un enchanteur nommé Maugis. Assiégé par les troupes de Charlemagne, le château tombe au bout de sept ans, à cause d’un traître. Après une errance chaotique, ils retournent à Dordone, sont pardonnés et vont dans le Sud-Ouest, aider le roi Yvon de Gascogne. En récompense, celuici leur permet d’ériger la forteresse de Montauban, sur une colline. Charlemagne exige la livraison des quatre frères ; par défi, Renaud monte à Paris pour participer à une course de chevaux et l’emporte.

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Légendes des provinces

La chanson navigue entre chevalerie, magie et merveilleux. Souvent trahis, sauvés par Bayard et l’enchanteur Maugis, les frères Aymon se jouent des pièges, et Charlemagne se montre bien loin de sa légende dorée. Il exige la mort de l’enchanteur et la remise du cheval Bayard. La bête sera bien jetée dans la Meuse, lestée de poids, mais elle survivra, surnagera et s’enfuira dans la forêt des Ardennes. La paix est conclue entre Charlemagne et ses vassaux. Tout n’est pas fini pour autant. L’aîné des Aymon, surnommé Renaud de Montauban, renonce à sa vie aventureuse. Il s’engage comme simple ouvrier sur le chantier de la cathédrale de Cologne. Hélas, des maçons jaloux l’assassinent et jettent son corps dans le Rhin. Il ne manquait qu’un petit miracle à cette histoire, le voici : les poissons font remonter Renaud à la surface, sa dépouille est baignée de lumière, les anges chantent !

“Les quatre frères Aymon chevauchant Bayard” (XIVe siècle, Paris, BnF). Le cheval fée leur permit à maintes reprises d’échapper au courroux de Charlemagne.

La chanson connaît plusieurs versions, elle a été augmentée, magnifiée au cours des siècles. On compte 218 versions de ce texte, toute l’Europe médiévale le connaît. En 2009, une édition richement illustrée a repris le manuscrit original. Pasmoinsdedouzelieuxsontcensésêtrelecadre du château de Montessor, bâti par les quatre frères. Des plaques y sont apposées, comme sur les ruines de Cubzac-les-Ponts. Une chapelle a été érigée à Cologne, lieu où Renaud est mort. La trace du cheval Bayard est relevée partout dans la région des Ardennes, des lieux baptisés le “pas-Bayard”, où il aurait laissé l’empreinte de ses sabots. C’est à Bognysur-Meuse, entouré de quatre pics figurant les Aymon, qu’est érigée par Albert Poncin, en 1950, une sculpture représentant les quatre frères et Bayard. La petite ville de 5 000 habitants s’enorgueillit d’être le lieu de la légende. Une histoire magique et furieuse, qui a traversé les siècles. ● Matthieu Frachon Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 75

Légendes des provinces

À Dieu comme à diable en terre gauloise Bourgogne

C’est un lieu de bois sombres et impénétrables où s’organisa la première révolte contre un envahisseur, et où Dieu et diable se disputèrent l’âme des fidèles ; elle dispose de traces anciennes et somptueuses qui mènent au ciel en partant des tréfonds de l’histoire.

L’île de granit

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76 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

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L’écrin des Gaules

Reconstitution de murailles gauloises sur le chantier archéologique du mont Beuvray.

Bibracte C’est une ville fascinante, ressuscitée après 1 800 ans d’oubli, une capitale gauloise sur laquelle on a tant écrit, tant imaginé. Bibracte, pointe avancée du Morvan, perle de la Gaule d’avant Rome, s’étend sur le mont Beuvray. C’est ici qu’en 52 avant Jésus-Christ le peuple éduen confirma un certain Vercingétorix comme chef de la coalition de tribus gauloises qui allaient tenter de résister à l’envahisseur. On connaît la suite, toute la Gaule fut occupée, César s’en retourna à Rome pour son triomphe avec Vercingétorix dans les fers. Le futur empereur romain passa quelque temps à Bibracte pour finir ses Commentaires. Ensuite Bibracte a disparu, tout simplement, la nature a repris ses droits, la cité a été abandonnée. Durant des siècles, on a glosé sur la mystérieuse ville gauloise, on a même parlé d’un trésor caché par Vercingétorix lui-même, mais on ne fouilla pas, ou mal. Pour la majorité des savants, Bibracte n’était en fait qu’Autun, la ville comportant de nombreux vestiges gallo-romains. Pour d’autres,

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Le parc naturel du Morvan est, selon la formule consacrée, une “île de granit”. Mégalithes et chaos granitiques parsèment la région, et les légendes ne manquent pas pour expliquer ces amas de rochers. Comme à la Beuffenie, où vivait une vilaine sorcière dont le domaine se pétrifia lorsqu’elle mourut. Et les rochers du Poron-Meurger ? Un amas de pierres sculptées par l’érosion conserve le souvenir du diable. Ce dernier aurait fait un pari avec Dieu : réussir à bloquer la sortie de l’église du bourg avec un énorme rocher en échanges des âmes des paroissiens. Mais le diable arriva trop tard et jeta son roc dans la forêt, laissant dans la pierre l’empreinte de ses doigts et de ses épaules. Le promeneur peut visiter la cavité la plus profonde, le “fauteuil du diable”, en mémoire de l’endroit où le démon s’assit après sa défaite. On raconte que le siège parfois chauffe le postérieur de celui qui l’occupe. Ajoutons à cela que le vent, en s’engouffrant dans les rochers creusés, fait entendre d’étranges plaintes, et le tableau est complet. Avouons que les pierres hantées ont une certaine allure, plus mystérieuse qu’un simple amas sculpté par l’érosion, ou des lieux de culte gaulois ! ● Matthieu Frachon

PETR BONEK/ALAMY STOCK PHOTO

Morvan

À gauche, le menhir de PoronMeurger, dit “roche du diable”. Un amas granitique de 50 mètres de long.

Légendes des provinces immense et apaisant, pour s’imprégner d’un lieu où souffle l’Esprit et où, depuis le XIXe siècle, peintres et écrivains se réfugient. Et ils viennent pour y sentir le temps s’écouler. À Vézelay, l’histoire de l’Occident vous saisit au cœur. D’abord la préhistoire, avec les grottes peintes d’Arcy, dans la vallée de la Cure, puis les Celtes, au pied de la colline, où ils exploitèrent du sel et édifièrent un sanctuaire. Un ensemble que Rome transforme en établissement thermal. Elle apporte aussi la route, la vigne et le christianisme. À la fin de l’Antiquité, près de l’actuel village de Saint-Père-sous-Vézelay, sur le domaine de Viceliacus, une chapelle apparaît. Là, vers 858, Girart de Roussillon fonde une communauté de “servantes de Dieu”, soumises à la règle bénédictine.

C’est à un érudit local, Jacques-Gabriel Bulliot (1817-1902), que l’on doit la découverte de ce trésor archéologique inestimable. En 1851, JacquesGabriel prépare une communication sur l’arrivée du christianisme dans le pays éduen, il se rend donc au sommet du mont Beuvray (821 mètres) pour explorer la chapelle Saint-Martin, une des plus anciennes. Et là, eurêka ! Il découvre un talus qu’il pense être celui d’un camp romain. Pour lui c’est certain, il a retrouvé Bibracte ! Il va alors s’échiner à convaincre la Société nationale d’archéologie, puis, appuyé par Napoléon III, entamer des fouilles qui vont révéler une cité gauloise de 5 000 à 10 000 habitants, protégée par un oppidum (rempart). Aujourd’hui Bibracte est le musée et chantier à ciel ouvert qui a permis de comprendre nos ancêtres les Gaulois, d’affirmer qu’ils n’étaient pas les sauvages à demi nus et frustes que l’on imaginait. Quant au fameux trésor gaulois, il a été découvert à Vix, à quelque 150 kilomètres de là. ● M. Fr.

Là où souffle l’Esprit Vézelay

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Aux confins du Morvan, Vézelay : 470 habitants, 800 000 visiteurs par an ! Ils viennent pour ce chefd’œuvre de l’art roman bourguignon, la basilique dédiée à Marie-Madeleine, pour ce paysage

La basilique Sainte-MarieMadeleine de Vézelay (Yonne). Un des hauts lieux de la foi catholique. On y vénère les reliques de la sainte.

Après un raid normand dévastateur, le monastère s’établit sur une butte que la légende nomme “mont Scorpion”, la colline de Vézelay. Au milieu du XIe siècle, une rumeur assure qu’il renferme les reliques de Marie-Madeleine. Naît un pèlerinage au succès foudroyant : l’église abbatiale carolingienne, trop petite, est remplacée par l’édifice actuel. La célébrité est telle que Bernard de Clairvaux y prêche en 1146 la deuxième croisade, que Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion y lancent en 1189 la troisième et qu’en 1217 deux franciscains y installent la première communauté de SaintFrançois en France. Le déclin s’amorce au XIIIe siècle. La guerre de Cent Ans et les guerres de Religion l’accentuent. La Révolution fait le reste : le tympan extérieur est martelé, les bâtiments conventuels rasés. En 1834, Prosper Mérimée, premier inspecteur général des Monuments historiques, est ému de l’état de l’église. Il en confie la restauration à Viollet-le-Duc. Le monument est sauvé : il devient basilique en 1920. ● Frédéric Valloire u

LIONEL LOURDEL/PHOTONONSTOP/AFP

Bibracte serait devenue Beaune. Les historiens s’interrogent sur le nom de Bibracte, peut-être venu du celtique “bibro”, “castor” ? En attendant tout le monde cherche après Bibracte !

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 77

Légendes des provinces

“Personne ne sait où se trouve…” Alésia Il y a eu deux batailles à Alésia. La première, en 52 avant notre ère, a opposé les légions de Jules César à l’armée gauloise emmenée par Vercingétorix. Elle a duré environ deux mois. La seconde met aux prises des historiens, des archéologues… Elle a commencé il y a cent cinquante ans. Elle n’est pas achevée. Alésia sort véritablement de l’ombre dans le courant du XIXe siècle. Un protecteur puissant et attentif présida, alors, à sa renaissance : Napoléon III, qui lança, en 1858, la commission de topographie des Gaules, chargée d’étudier la géographie, l’histoire et l’archéologie nationales jusqu’à Charlemagne. Le site d’Alise-Sainte-Reine était connu depuis le IXe siècle. Le premier à l’avoir identifié comme lieu de la bataille est un moine de l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre, Héric, après sa lecture des Commentaires de César. Au fil du temps, les paysans locaux exhumèrent quantité d’objets provenant de l’ancienne cité gauloise. À partir du XVIIIe siècle, l’engouement pour la Gaule romaine fit du mont Auxois et de la plaine des Laumes un lieu de prédilection pour les “fouilleurs” et les archéologues.

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surgir quantité de sites prétendant être la véritable Alésia : Alaise, Alès, Alièze, Aloise, Aluze, Novalaise, mais aussi Izernore ou Salins-les-Bains… En 1963, coup de théâtre, l’archéologue André Berthier (1907-2000) décide de reprendre la question. En s’appuyant sur le texte de César, il dresse une liste d’indices — topographiques, tactiques et stratégiques — et établit un portrait-robot du site. Faisant alors glisser ce portrait sur des cartes d’étatmajor, il cherche la configuration la plus crédible et tombe sur Chaux-des-Crotenay, dans le Jura. Lors des fouilles napoléoniennes, les historiens et les militaires avaient manifesté leur surprise devant les écarts apparents entre le site d’AliseSainte-Reine et les descriptions faites par César. Le problème de ces différences repose sur une vraie question : quelle valeur accorder au De bellogallico ? César rédige des rapports à destination du Sénat, probablement embellis, voire mensongers… C’est sur son texte — comme s’il avait la précision d’un rapport de gendarmerie — que repose la thèse jurassienne. Chaux-des-Crotenay correspond, Alise-Sainte-Reine ne correspond pas. Voilà le principal argument. Hors le texte, restent les fouilles… L’examen du site jurassien n’offre « aucune trace de mobilier militaire, qu’il soit d’époque gauloise, romaine républicaine ou impériale », selon une étude récente. Sa conclusion fait état « d’une présence gallo-romaine incontestable dans la région, mais elle est bien postérieure à la conquête et concerne un mobilier d’habitat plus que celui d’une garnison (absence d’armes) […], rien ne confirme une quelconque présence militaire, surtout massive, que toute conquête impose ». Ce qui n’est pas le cas à Alise-Sainte-Reine, où dorénavant des photographies aériennes dévoilent, en lignes claires et lignes sombres, des plans de substructions, invisibles au sol, retraçant les lignes fortifiées avec camps, talus et fossés ; et toujours un nombre considérable d’armes, d’outils, d’ossements (humains et équins), de monnaies, de bijoux. Sans compter la filiation du nom, en celte et en latin… Si la bataille d’Alésia n’a pas eu lieu à AliseSainte-Reine, alors quel événement, d’ampleur considérable et dont aucune source ne parle — mais dont témoigne l’archéologie —, s’est-il déroulé là ? Pour autant, les partisans de Chaux-des-Crotenay n’ont pas dit leur dernier mot… ● Mickaël Fonton

Muséoparc Alésia, 1, route des TroisOrmeaux, Alise-SainteReine. Tél. : 03.80.96.96.23. www.alesia.com

Le site d’AliseSainte-Reine, où a été bâti le Muséoparc d’Alésia, est le lieu le plus probable du déroulement de la bataille. La dispute sur sa localisation fait rage depuis cent cinquante ans.

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Ces premières prospections désordonnées permirent de mettre au jour, en 1839, une pièce capitale : une inscription de six lignes, en caractères latins mais en langue gauloise, portant, gravée dans la roche, la mention “Alisiia” : Alise-Saint-Reine devait être l’Alésia du De bello gallico de César. Les premières fouilles commencèrent en 1861. Elles dureront quatre ans. La science archéologique est balbutiante, mais les découvertes sont quand même considérables : le tracé des lignes de défense romaines, le fossé de 20 pieds de large, les traces sédimentées du détournement des rivières, 8 camps et une multitude d’objets : ossements, armes, éléments d’artillerie… Ces découvertes contribuent à éteindre les premières polémiques. Car l’engouement, tout à la fois populaire et impérial, avait fait

VIEW PICTURES LTD / ALAMY STOCK PHOTO

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Légendes des provinces

“Le loup-garou va venir !”

“Ruines du château de Rosemont”, par Johan Barthold Jongkind (1861, Paris, musée d’Orsay).

“Lupo mannaro”, gravure d’après “le Loup-Garou”, de Maurice Sand (1857).

France. Mais pas seulement : lutins, fées, elfes, on trouve de tout dans les villages et forêts nivernais. Un innocent bosquet aurait été le théâtre de furieux sabbats, une légende raconte même que l’on aurait croisé le diable en personne… Et la littérature s’en mêle. C’est la création de Rabelais, le géant Gargantua, qui a inondé la vallée du Nivernais en soulageant sa vessie, un jet qui créa plusieurs rivières. En parlant de rivières, beaucoup de moulins essaiment dans la région : tenez-vous en bien loin ! La plupart sont hantés ou pour le moins bizarres. Les fontaines sont curieuses également, il faut dire que la pratique de cultes païens a perduré dans la région, les druides tenant leurs assises dans les clairières jusqu’au XIIe siècle. Au niveau surnaturel, un revenant farceur hanterait le château de Lantilly. Un dernier pour la route ? Alain Colas, le navigateur mystérieusement disparu en mer en 1978, dont on n’a jamais rien retrouvé, était Nivernais, fils d’un faïencier de Clamecy. Sa destinée tragique alimente encore les imaginaires débridés. N’en jetez plus, la cour des miracles est pleine. ● Matthieu Frachon

BIANCHETTI/LEEMAGE

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Les créatures fantastiques ne manquent pas non plus. À commencer par la vouivre, cette femme-serpent qui protégerait un trésor, l’escarboucle, un diamant énorme que la bête porte sur son front lorsqu’elle se transforme. On trouve des vouivres un peu partout en France, celle de la Nièvre a le pouvoir de voler et nicherait aux alentours du château de Rosemont, à Luthenay-Uxeloup. Et le loup-garou ? Il y en a, témoin cette ancienne berceuse : “Si tu dors pas ma poulette, Le loup-garou va venir. L’loup-garou y viendra pas, Ma poulette dormira. Dodo, poulette, Dormez donc poupon.” Pas de mystères sans diableries et sorcelleries. Donc, les sorcières pullulent dans ce coin de

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Comment imaginer que la Nièvre puisse contenir une telle quantité de mystères et de légendes ? Bon, il y eut dans un passé récent le plus mystérieux des hommes d’État, François Mitterrand, mais là n’est pas le sujet. Explorons donc cette surprenante région. Les superstitions les plus diverses courent encore le Nivernais. On ne fait pas sa lessive ou son ménage un jour saint, cela porte malheur. Plus grave, si vous vous promenez dans une forêt de la région, gardez-vous de ramasser les œufs que vous pourriez trouver dans un nid ou par terre : ils sont maléfiques, déposés là par un “envoyeux”, un factotum du diable, ils sèment la mort ! Tout est à l’avenant, il faut être bien précautionneux pour ne pas attirer le malheur sur soi dans cette contrée !

JOSSE/LEEMAGE

Nivernais

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Légendes des provinces

La Lotharingie, une place entre deux mondes Franche-Comté

De son passé fabuleux, il reste à la Bourgogne transjurane un foisonnement de légendes païennes et de miracles chrétiens.

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L’étrangeté commence à son nom : la Franche-Comté est la seule province de France qui n’a pas de nom propre, “Franche-Comté” ne disant rien que son statut ; son nom de chancellerie est “comté palatin de Bourgogne”, “Haute-Bourgogne” comme disent encore les Allemands ; car il y a en effet deux Bourgognes, la basse et la haute, le duché et le comté, de part et d’autre de la Saône, qui sépare l’Empire et le royaume. Étrange province, terre de l’ambiguïté, le cœur de cette chimérique Lotharingie, que Charles le Téméraire mourut à vouloir ressaisir. La Bourgogne transjurane, qui descendait la vallée du Rhône, retrouvait la province romaine et la titulature de Frédéric Barb e r o u s s e d a n s H u g o : « Roi d e B ourg og n e et d’Arles », cette Bourgogne impériale, volante, avait pour blason une aigle d’argent sur champ de gueules, et cette aigle blanche est la même, à peine moins ébouriffée, que l’aigle de ce royaume de Pologne qui, à la même époque et de l’autre côté des Allemagnes, vaguait de siècle en siècle des rives de la Baltique à celles de la mer Noire.

Curieuse homonymie héraldique, et qui signe la même difficulté à s’astreindre aux bornes des frontières et aux tracés des atlas. L’aigle d’argent de la Bourgogne comtale et palatine deviendra le lion d’or qui s’astreindra, ou se restreindra, au territoire que nous lui connaissons, entre Saône et Jura et les premiers contreforts des Vosges. De ce passé fabuleux, qui a tant de mal à s’inscrire dans les cartes de la géographie et les nomenclatures de l’histoire, il reste une constante familiarité avec l’autre part, ce monde entre les mondes, entre chien et loup, propice aux sortilèges comme, Dieu merci, aux miracles.

PHOTOS : INFATTI/LEEMAGE ; AKG-IMAGES

Désiré Monnier raconte les frayeurs des villageois se remémorant les galops nocturnes du cheval Gauvain.

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À tout seigneur tout honneur, c’est par la capitale qu’il faut commencer, Dole (et non pas Besançon qui ne sera capitale que par caprice du conquérant Louis XIV, qui voudra punir Dole de lui avoir résisté). La vouivre est célèbre, Marcel Aymé, qui fut écolier à Dole, a travaillé à sa notoriété littéraire ; serpent à figure de femme, on raconte qu’elle assistait par provocation, deminue, à la messe dans l’église des Carmes, protégée par ses deux loups qui l’attendaient à la porte. Une rue de Dole s’est longtemps appelée rue de la Diablerie, en souvenir d’une fête que l’on y donnait

La vouivre, bois gravé, (XVIe siècle, Paris, BnF). En bas, Anne de Bretagne, gravure, (XIXe siècle). Christianisme et superstition se battant comme Français et impériaux.

Si, comme l’a rappelé Rimbaud, « le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes », la Franche-Comté fut conquise au Christ par des combattants remarquables. Le premier d’entre eux fut saint Lin, que saint Pierre lui-même envoya, dit-on, comme évêque à Besançon, la Vesontio romaine. Il s’y rendit à pied comme à un pèlerinage, comme on se rend à Jérusalem délivrer le tombeau du Christ — puisque Jérusalem est partout. À peine arrivé, il harangue ses nouveaux paroissiens ; à sa voix s’écroulent les statues des anciens dieux et le cœur des païens s’irrite : on le chasse de sa ville qu’il omet de maudire, il reprend le chemin de Rome où il arrive pour la mort de saint Pierre, en l’an 67. C’est lui que les chrétiens choisissent comme deuxième pape.

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pour la Saint-Jean-Baptiste, sans doute une survivance de mystères médiévaux : une douzaine de jeunes gens déguisés en diables mimaient la danse de Salomé. Une année — c’était au XVIe siècle —, on en compta treize : on s’en alarma, on demanda aux diables de se démasquer — ils n’étaient plus que douze. On en conclut que le diable lui-même avait fait le treizième, et de cette année-là la fête ne sera plus célébrée. Un autre diable, des plus littéraires quant à lui, a hanté Dole à cette époque : l’université de la ville avait appelé à sa chaire de théologie le jeune et célèbre Corneille Agrippa, qui enseigne la kabbale et n’aime rien tant que provoquer les esprits convenus. Il se promène un barbet noir sur les talons qu’il appelle “Monsieur” ; il n’en faut pas plus pour que l’on répute son chien diabolique, et Goethe s’en souviendra en écrivant Faust, où Méphistophélès entre en scène sous l’apparence d’un barbet noir. Parmi les animaux maléfiques, après la vouivre et dans son parage, figure au premier rang le cheval Gauvain. Nul ne sait pourquoi il porte le même nom que le neveu du roi Arthur ; il est blême, comme le cheval de l’Apocalypse, et apparaît à minuit à des voyageurs égarés. Malheur à ceux qui le montent : il part d’un trait les noyer dans la rivière, soit la Loue, puisque c’est dans sa vallée qu’il sévit, et Désiré Monnier, qui a interrogé les villageois en 1839, raconte leurs frayeurs quand ils se remémoraient ses galops nocturnes, les nuits où la vouivre allait se baigner ; alors un lièvre, qu’on appelait “le lièvre du vieux servant”, apparaissait aux bergers et marchait devant eux sans que personne pût l’attraper.

PHOTOS : DR ; DEAGOSTINI/LEEMAGE

Légendes des provinces

En haut, saint Claude, (XVIe siècle, basilique de Saint-Nicolasde-Port, Meurtheet-Moselle). Ci-dessous, saint Lin, devenu pape, (XVIe siècle, Volterra, Museo Diocesano di Arte Sacra).

Six cents ans plus tard, saint Claude sera un évêque de Besançon mieux reçu par ses fidèles. Longtemps abbé de Saint-Oyend-de-Joux, autour de laquelle s’élèvera la ville de Saint-Claude, c’est là qu’il sera enterré. Cinq siècles après sa mort, son corps est retrouvé intact. L’abbaye devient un lieu de pèlerinage où les miracles foisonnent. Louis XI, qui a pour le saint une vénération particulière, s’y rend à plusieurs reprises, ainsi qu’Anne de Bretagne, reine de France à nouveau par son mariage avec Louis XII ; elle espère un enfant. La fille dont elle accouchera s’appellera Claude, et sera la mère de François Ier. Le 1er messidor an VII (19 juin 1799), la ville de Condat-Montagne, qui ne veut plus s’appeler SaintClaude, est entièrement détruite par un incendie. Les flammes n’épargnent qu’une seule maison, celle où demeurent les reliques du saint.

L’ostensoir contenant deux hosties consacrées resta en lévitation pendant trente-trois heures. À Luxeuil, dans le nord de la Franche-Comté, c’est un moine venu d’Irlande qui défriche les bois et les âmes : saint Colomban fonde, à la fin du VI e siècle, un monastère qui sera, deux siècles durant et comme plus tard Cluny ou Cîteaux, un centre spirituel, si l’on nous passe cette formule quasi pléonastique, puisque ce qui relève de l’esprit est toujours central. Ce qui deviendra la HauteSaône, qu’on appelait alors le bailliage d’Amont, voit en 1608 le miracle dit des Saintes Hosties, à l’abbaye de Faverney : lors des vêpres de la Pentecôte, le reposoir prend feu, et l’ostensoir contenant deux hosties consacrées s’élève au-dessus du brasier et reste en lévitation pendant trente-trois heures devant un millier de témoins. Une des deux hosties sera transférée à la collégiale Notre-Dame de Dole, où Louis XIV et Marie-Thérèse viendront la vénérer. C’est à Gray, toujours en Haute-Saône, le 9 septembre 1909, que le vénérable P. Lamy eut la vision de la Vierge, qui lui demanda de fonder le sanctuaire de Notre-Dame-des-Bois, qui est toujours un grand pèlerinage marial. La vie de ce pauvre curé de La Courneuve, fondateur de la congrégation des serviteurs de Jésus et de Marie, en qui ses contemporains voyaient un second curé d’Ars, semble sortir tout droit de la Légende dorée et démentir tous les préjugés scientistes de son siècle : il s’entretenait familièrement avec Notre Dame et les anges : « Si peu de chose nous sépare d’eux… » ● Philippe Barthelet

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 81

Légendes des provinces

Lyon

PHOTOS : WIKIMEDIA COMMONS

N’en déplaise aux Parisiens, sous l’Empire romain, la capitale des Gaules était située entre Rhône et Saône ! Lugdunum (Lyon) est alors un centre économique, administratif et religieux. Les Romains ont légué un nombre incalculable de monuments, d’édifices, d’ingénierie. Nous croyons avoir tout inventé, mais l’histoire nous offre un cruel démenti. À Lyon, les traces du génie de Rome sont bien présentes, mais on trouve aussi des choses plus étonnantes, inexpliquées. Les souterrains en arêtes de poisson en font partie. Si Paris possède ses catacombes, Lyon a aussi son monde caché, qui n’a pas encore livré tous ses secrets. Découverts en 1651 par un ouvrier, ces souterrains ont tout de suite intrigué les Lyonnais par leur forme particulière : ils se composent d’une galerie principale, la “colonne vertébrale”, sur laquelle se greffent des galeries secondaires, les “arêtes”. Étonnant, non ? Mais à quoi cet ensemble pouvait-il servir ? Pendant trois siècles, on ne s’en préoccupa plus, on reboucha le trou et on passa à autre chose. Mais, en 1959, l’affaissement de la chaussée au croisement de la rue des Fantasques et de la rue Grognard, au cœur de la Croix-Rousse, remet au

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jour ces souterrains. L’exploration peut commencer et les interprétations aussi. Les chercheurs cherchèrent, les ouvriers creusèrent et du puits la lumière ne jaillit point ! Car on ne sait toujours pasà quoi servait précisément leréseau qui serpente sous la colline lyonnaise. Une longueur de 1,4 kilomètre, plusieurs niveaux, des étages, des sous-galeries, des puits d’accès… le tout reste un mystère archéologique et historique. Trois hypothèses se sont dégagées de cette plongée dans les entrailles. La première date les arêtes de poisson du XVIe siècle. Le labyrinthe sous terre aurait servi d’entrepôt de munitions pour la citadelle Saint-Sébastien, qui se trouvait au-dessus. Celle-ci, construite en 1564 par Charles XI, ayant disparu ainsi que ses plans, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés. D’autant plus qu’une autre piste a jailli. Les galeries sont en pierre du Beaujolais (« Lyon est une ville arrosée par trois grands fleuves : le Rhône, la Saône et le Beaujolais », boutade de Léon Daudet), un matériautrèsutiliséauMoyenÂge.Cequi pourrait en faire l’une des caches du trésor des Templiers, le fief du grand maître Guillaume de Beaujeu, mort au siège d’Acre, ayant surplombé la Croix-Rousse ! Or, la datation récente du souterrain le fait remonter à l’Antiquité. Nous revoilà chez les Gallo-Romains avec deux pistes à creuser. Celle de l’égout de Lugdunum, beaucoup moins romantique, ou celle de catacombes,puisqu’en1959onaretrouvédesossements dans une galerie, murée depuis par la municipalité. Pourl’instant,lesarêtesdepoissonrestententravers de la gorge des curieux. ● Matthieu Frachon

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Des arêtes sous la colline

La colonne vertébrale des arêtes de poisson, qui partent perpendiculairement sur plusieurs dizaines de mètres. Ci-dessous, les pentes sur le Rhône de la colline de la CroixRousse.

Une coupe pour une cité Marseille Sur les eaux cristallines de la Méditerranée, une embarcation fait voile vers une terre promise. À son bord, des nautes qui rêvent de lait et de miel, de la douceur de vivre offerte par ces côtes occidentales, que leurs compatriotes leur ont fait entrevoir. Ce sont des conquérants partis de Phocée, cité grecque aride d’Ionie, sur la côte de la mer Egée — en Asie mineure. En ce VI e siècle avant JésusChrist, la cité cherche, en effet, à établir des colonies en des terres hospitalières. L’une d’entre elles leur est apparue particulièrement favorable, au cours d’une précédente expédition qui les a menés jusqu’aux côtes gauloises, dans la baie du Lacydon. Charmés par les majestueuses calanques qui protègent de la houle, les explorateurs se sont empressés de retourner à Phocée convaincre leurs

Chargés de quelques présents, les nouveaux Argonautes décident d’aller quérir l’amitié du roi Nannus. concitoyens de mener une seconde expédition plus conséquente, pour établir une colonie sur les terres découvertes. Menée par deux chefs que l’inconnu n’effraie pas, Simos et Protis, celle-ci débarque donc sur les terres méridionales au terme d’une traversée des 1 500 miles nautiques qui la séparaient du paradis escompté. Peu désireux d’inaugurer l’établissement de leur cité par une guerre, chargés de quelques présents, les nouveaux Argonautes décident d’aller quérir l’amitié du roi Nannus, chef des Ségobriges, une tribu celto-ligure. “Ceux de la colline victo-

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JEAN BERNARD/LEEMAGE

Légendes des provinces

rieuse” sont, en effet, installés sur les lieux convoités. Hasard ? Destin ? Une festive effervescence règne dans le village gaulois à l’arrivée des navigateurs : Gyptis, la fille du roi, doit en effet se marier le jour même. Hospitaliers et curieux, les Ségobriges convient alors les Grecs au banquet de noce. Selon la coutume locale, Gyptis doit y choisir son époux, en lui présentant une coupe d’eau. Séduite par l’étranger venu d’au-delà de la mer, la fille du roi tend la coupe à Protis. Le marin devient ainsi gendre du roi qui lui offre, pour dot, un territoire bordé par la calanque du Lacydon — qui deviendra par la suite le Vieux-Port. Plus que l’union entre une princesse gauloise et un marin grec, ce mariage scelle une alliance entre deux peuples et permet l’édification de la ville la plus ancienne de France, Massalia, la future Marseille. Issu du résumé grec que fit l’historien Justin des Histoires philippiques de Trogue Pompée, ce mythe fondateur se décline en une seconde version latine plus ancienne et plus concise, relatée par Aristote dans laConstitutiondesMassaliotes. Si la trame générale du récit reste la même, quelques différences s’observent : dans la version d’Aristote, il n’y a qu’un seul chef phocéen, Euxène. Celui-ci est choisi par la princesse Petta, qu’il renomme Aristoxène à l’issue du mariage et qui lui donnera un fils, Protis. Ces différences pourraient refléter une évolution de la légende au fil du temps. Aventurier parti à la conquête de terres, jeune princesse sur le point de se marier, coup de foudre et jeu du destin… Tous les éléments du merveilleux se retrouvent dans ce mythe fondateur basé, non sur un crime, mais sur une histoire d’amour. Une épopée poétique destinée à encourager les Phocéens dans leur volonté d’émigration et à fortifier l’identité de la nouvelle cité. Menées il y a une vingtaine d’années, des fouilles archéologiques sont venues confirmer la présence des colons grecs au début du VIe siècle avant Jésus-Christ. La belle Gyptis et le ténébreux Protis ont-ils réellement existé ? Aux poètes d’en décider. ● Anne-Laure Debaecker

“Les Noces de Protis et Gyptis”, par Joanny Rave (1874, Marseille, musée des Beaux-Arts). Les noces du Phocéen et de la fille du chef ligure Nannus ouvrent la porte à la colonisation grecque, puis à la fondation de Marseille.

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Légendes des provinces

Figures étranges au pays de Mistral Provence

Terre de vieille civilisation, issue de la “Provincia Romana”, région de pierre et de calcaire, elle regorge de ces légendes que l’histoire dépose dans l’âme des hommes.

Protégé de Catherine de Médicis et illustre apothicaire, Nostradamus était aussi un médecin remarquable. Au cours des terribles épisodes de peste du XVIe siècle, il inventa des remèdes efficaces : sa “poudre de senteur, souveraine pour chasser les odeurs pestilentielles” eut des effets incomparables. Il préconisait aussi l’aération des maisons pour diminuer le risque d’être frappé par la maladie et se protégeait le visage au contact des pestiférés. Nostradamus est cependant entré dans l’histoire par ses Prophéties. De son vivant, le natif de Saint-Rémy-de-Provence réalisait des prédictions troublantes qui participaient, déjà, à sa renommée. « Le Lyon jeune le vieux surmontera / En champ bellique par singulier duelle / Dans cage d’or les yeux lui crèvera / Deux classes une, puis mourir mort cruelle. » Ces strophes sinistres composent le quatrain 35 de la Centurie I de ses Prophéties, publiées en 1555. Quatre ans plus tard, le roi Henri II se fait crever un œil lors d’une joute contre le comte

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Nostradamus

de Montgomery. Il meurt après quelques jours d’agonie. Pendant le combat, il portait un casque en or… Depuis sa tombe, Nostradamus continue à alimenter sa légende. Mort en 1566 à Salon-de-Provence, il est enterré en l’église des Cordeliers. Quand, en 1791, les soldats de la garde nationale du Vaucluse saccagent le lieu de culte, ils violent le sépulcre de l’astrologue. Le squelette portait, dit-on, une plaque avec la date de la profanation de la tombe. ●

“Sainte Marthe domptant la tarasque” (retable de l’église Saint-Martin d’Ambierle).

Bastien Lejeune

Le monstre du fleuve La tarasque « Il y avait, à cette époque, sur les rives du Rhône, dans un marais entre Arles et Avignon, un dragon, moitié animal, moitié poisson, plus épais qu’un bœuf, pluslongqu’uncheval,avecdesdentssemblablesàdes épées et grosses comme des cornes ; il se cachait dans le fleuve d’où il ôtait la vie à tous les passants et submergeaitlesnavires. » Ainsi est décrite la tarasque dans la Légende dorée, écrite au XIIIe siècle par le prélat italien Jacques de Voragine. Juchée sur la colline où trône aujourd’hui l’impressionnante forteresse de Tarascon, la « bête faramine » terrorisa la région pendant de nombreuses années. Son odeur fétide se mêlait à celles des marécages sur lesquels elle régnait en maître. C’est sainte Marthe qui débarrassa les habitants de la créature. La sœur de MarieMadeleine, contrainte à l’exil par les Romains après la Passion du Christ, arriva en Camargue aux Saintes-Mariesde-la-Mer, accompagnée des trois Marie et du ressuscité Lazare. Uniquement armée de sa foi, elle brava le monstre et obtint sa soumission, avant de le ramener, en laisse, dans le village où les habitants le tuèrent. ● B. L.

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“Dans cage d’or les yeux lui crèvera…”

Les “Prophéties” de Nostradamus. Depuis leur parution, en 1555, nombreux sont ceux qui se sont employés à décrypter ses “Centuries”.

Légendes des provinces

Le trésor sous la montagne La “Cabro” d’or

u “Guillaume s’empare de Nîmes” (bibliothèque de Boulognesur-Mer). Guillaume de Gellone (au court nez), qui deviendra saint Guillaume, est le type du preux dont la geste sera répétée durant des siècles.

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PHOTOS : WIKIPEDIA ; HERVÉ CHAMPOLLION/AKG-IMAGES ; BRIDGEMAN IMAGES/RDA/RUE DES ARCHIVES ; UBER BILDER/ALAMY

En 732, Charles Martel triomphe des arabes à Poitiers, mais les Maures ne quittent la Provence que vers 980, en emportant dans leur fuite leurs nombreuses richesses. L’un d’entre eux, Abd alRahmân, décide de cacher son trésor sur place. Défait dans les Alpilles, il trouve au Val d’Enfer, non loin des Baux, la grotte parfaite, le “Trou des fées”. Nul n’osait y pénétrer car personne n’en était jamais ressorti vivant. Loin d’être effrayé, le Maure s’empare d’une chèvre paissant, afin de lui ouvrir la voie, et s’enfonce dans les profondeurs du boyau. Sur le chemin, il rencontre une sorcière, qui lui tend trois fioles : « Utilise-les contre les forces des ténèbres, et fietoià l’instinctde lachèvre. » Abd al-Rahmân utilise les deux premiers flacons contre une mandragore géante et des fantômes, mais, alors qu’il croit toucher au but, sa “cabro” refuse d’avancer. Il néglige l’avertissement, l’abandonne et dépose son trésor, avant d’être surpris et mis en pièces par une bête sombre aux yeux incandescents. Le trésor détruit par le monstre, la chèvre fut maculée d’une poussière d’or avant de prendre la fuite. La légende dit qu’elle rôde toujours, dehors, protégeant l’entrée de la grotte. « Le 24 juin, sur la montagne de Saint-Jean s’entrouvrait à minuit un antre profond d’où s’élançait la Chèvre d’or », relatait Frédéric Mistral dans le Trésor du Félibrige. ● B. L.

Le Val d’Enfer, au pied des Bauxde-Provence. Relief torturé, il abrite “masco” (sorcière), bestiaire fantastique et monstrueux, et demeure sous la garde sourcilleuse de la “Cabro” (chèvre) d’or. (Photomontage)

Guillaume conquiert Orable La prise d’Orange C’était le mois de mai, à Nîmes. Envoyé par Louis le Pieux, Guillaume avait conquis la ville, chassé les Sarrasins. Sa victoire avait été si écrasante que personne n’osait plus venir lui contester la suprématie sur la cité antique. Il s’ennuyait. Un matin, un prénommé Gilbert se présente aux portes de la ville. Épuisé, l’homme vient de s’échapper d’Orange, où les Sarrasins le tenaient prisonniers depuis plusieurs années. Il décrit les merveilles de la Cité des Princes, et surtout la beauté de la princesse Orable. Ragaillardi par ce récit, Guillaume décide de repartir en guerre. Accoutré comme un Sarrasin, le visage noirci par de l’encre, il chevauche pour Orange, accompagné par Gilbert et son neveu Guibelin. Ils parviennent à approcher le roi Arragon, mais rapidement démasqués, ils se calfeutrent dans la tour de la Gloriette avec la ravissante princesse. Pris au piège, Guillaume envoie Gilbert chercher du secours, grâce au souterrain dévoilé par Orable. Quand son autre neveu, Bertrand, pénètre dans la ville par ce même souterrain, ses 13 000 chevaliers fondent en un instant sur les Maures paniqués. La ville est prise. Comme il l’avait juré, Guillaume prendra Orable pour épouse. Convertie à la religion du Christ, elle reçoit le baptême et prend le nom de Guibourg. Son époux sera dorénavant connu sous le nom de Guillaume d’Orange, avant de se retirer en l’abbaye de Gellone qu’il fonda et de devenir saint Guillaume. ● B. L. u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 85

Légendes des provinces

La première messe en terre des Gaules Les Saintes-Mariesde-la-Mer « Les Saintes-Maries-de-la-Mer sont un lieu de rencontre. On s’y donne rendez-vous le 24 mai si Dieu le veut. C’est là qu’on demande nos filles en mariage et les baptêmes de nos enfants. Tout le monde y vient. » Chaque année, à la fin du mois des lilas et des lys, une foule considérable et hétéroclite afflue dans la ville de “l’île de Camargue”. Aux inévitables touristes se mêle un peuple mystérieux et mouvant, venu des quatre coins d’Europe et du monde accomplir un pèlerinage séculaire, point culminant de leur année : en ce 24 mai, les Gitans honorent “Sara la noire”, leur sainte patronne.

LUCAS VALLECILLOS/VWPICS/ALAMY STOCK PHOTO

À l’issue d’une semaine riche en festivités, veillées et célébrations, au son des guitares, mélodies et acclamations, la statue de la “Vierge du soleil” est portée par les forains en procession jusqu’à la mer, escortée par les gardians qui caracolent sur les blancs chevaux de Camargue. Un trajet renouvelé le jour suivant avec, cette fois, une nacelle transportant les châsses des reliques des saintes Marie Jacobé et Marie Salomé. À bord d’une barque de pêcheurs, l’évêque bénira ensuite l’assemblée et la mer. Gitans, bohémiens ou “boumians”, Provençales en costume arlésien, “Sardinha”, bikers… Ce pèlerinage provençal accueille une foule joyeuse et bigarrée, forte d’une foi sans artifice, qui renouvelle une vénération séculaire. Sa forme actuelle fut instituée en 1935 par le marquis de Baron-

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celli, désireux de donner aux gens du voyage une plus grande place au cours de ces célébrations. Elle découle cependant d’une tradition attestée dès le XIVe siècle, par des auteurs qui relatèrent la présence de Gitans lors de cérémonies existant déjà depuis des temps immémoriaux. Comment expliquer cette ferveur populaire perpétuée à travers les siècles ? En l’an 45, un radeau d’infortune échoue sur le rivage camarguais. À bord de la barque “dépourvue de voile et de rames”, un groupe de femmes et d’hommes du Levant, témoins d’un événement qui a changé le cours de leur vie. Ils ont vu celui qu’ils avaient suivi sur les routes de Palestine, et jusqu’à sa crucifixion, ressusciter d’entre les morts. Ces disciples du Christ, contraints à l’exil et jetés dans la frêle embarcation, ont survécu à la mort qui les attendait sur les flots de la Méditerranée, à la merci des pirates et de la faim. Si Lazare, Marie Madeleine, Marthe, Maximin et les autres disciples s’en vont par les routes de Provence annoncer la Bonne Nouvelle, Marie Salomé, mère des disciples Jacques le Majeur et Jean, et Marie Jacobé, mère de Jacques le Mineur et de José, décident de rester sur place et fondent l’une des premières communautés chrétiennes. Le rôle de Sara reste, lui, assez énigmatique : pour certains, elle serait la servante qui aurait suivi ses maîtresses ; selon la tradition gitane, elle aurait accueilli les voyageurs lors de leur arrivée. Après leur mort, les saintes furent ensevelies près d’une source où fut édifiée une chapelle qui devint un sanctuaire très prisé au cours du Moyen Âge. Dénommé les Saintes-Maries-de-la-Barque puis les Saintes-Maries-de-la-Mer, le village devint l’un des tous premiers lieux de pèlerinage en Provence. Doté d’un rite immémorial, il contribue aux fondements de l’identité de notre nation, comme l’explique le chanoine Chapelle : « C’est là que va être plantée la première croix, là que va être célébrée la première messe sur la terre des Gaules. C’est de là que va partir l’étincelle qui portera la lumière de l’Évangile à la Provence d’abord, ensuite au reste de la France. » ● A.-L. D.

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Conduites par un cortège bigarré, les reliques de Marie Jacobé et Marie Salomé sont portées en procession jusqu’à la mer selon un rituel bi-millénaire. Gitans, gardians, fidèles de tous horizons communient dans une foi dont les manifestations remontent aux premiers instants du christianisme.

Légendes des provinces

L’œil, “l’ochju”, est un sort connu dans les plus anciennes traditions méditerranéennes, sans doute d’origine sumérienne. De la même manière qu’il s’attrape, il se soigne aussi grâce à des prières ancestrales qui font le lien entre paganisme et folklore chrétien. En Corse, ce phénomène reste vivace. « Qu’elle est belle cette petite ! Que Dieu la bénisse ! », deux phrases indissociables dans la tradition corse. Souligner une qualité de quelqu’un, sa beauté en particulier, n’est pas anodin, c’est une chose dangereuse qui peut attirer “l’ochju”. Le mauvais œil. Ceux qui le transmettent peuvent le faire volontairement ou involontairement, d’où la nécessité de bloquer tout mauvais sort, c’est le cas de le dire, en appelant la protection divine sur la personne que l’on vient de nommer. La personne touchée est comme envoûtée, prise de fièvre ou d’une fatigue inexplicable. Jusqu’à une époque pas si lointaine, certains évitaient les rivières et les sources, suspectées d’être le lieu de regroupement de puissances occultes. Du fin fond de s âges , plusieurs techniques, préventives ou curatives, sont apparues pour se protéger de ce mauvais sort, transmissible d’un simple regard. Pour la partie préventive, on porte, comme ailleurs en Méditerranée, des pendentifs en corail, mais aussi un coquillage surnommé “œil de sainte Lucie”, typiquement corse.

Les prières secrètes de guérison sont transmises dans la nuit de Noël, au solstice d’hiver, faisant le lien entre traditions païenne et chrétienne. Pour la partie plus technique, curative, en Méditerranée, notamment dans le judaïsme, on utilise le plomb en le faisant fondre puis couler dans une casserole d’eau froide. Le métal se fige au contact de l’eau, formant des formes plus étranges les unes que les autres, souvent en forme d’œil.

Tout ce rituel particulier, issu de la nuit des temps, a été progressivement récupéré par le christianisme. De fait, l’Église catholique n’a jamais vraiment tenté de détruire ce vieux socle païen. Les prières traditionnelles qui accompagnent la guéri-

STEPHAN AGOSTINI/AFP

Corse

En Corse, la méthode la plus employée est d’allumer une mèche puis, de la même façon, faire tomber de l’huile d’olive dans une assiette d’eau. Si les gouttes sont rondes et regroupées, avec une ombre régulière dans le fond de l’assiette, cela indique que la personne n’est pas “innuchjatu”, victime du mauvais œil. À l’inverse, si les gouttes sont éparpillées, la personne est toujours sous l’emprise de “l’ochju”. Quand elles s’unissent, la personne est guérie. En cas d’échec, il faut reprendre le processus.

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“L’ochju”, un regard de travers

son sont des prières à la Vierge, reine de la Corse. Les prières sont bien sûr secrètes. Elles sont l’objet d’une transmission durant la nuit de Noël. C’est dans cette nuit, qui recoupe aussi le solstice d’hiver, que l’on peut devenir une “signadora”, ainsi appelée parce qu’elle répète des signes de croix sur le malade. En général, ce sont les femmes qui possèdent cette charge, bien que les hommes puissent aussi être initiés. Selon la tradition, seules les femmes peuvent transmettre ce pouvoir. Durant la seconde moitié du XXe siècle, la pratique avait fortement reculé, mais on peut observer un certain renouveau du phénomène. Mais tout cela existe-t-il, ou n’est-ce qu’une superstition ? Ces rites fonctionnent-ils ? Il y a plusieurs réponses, mais plus vous y faites attention, plus vous y croyez, plus ces choses inexpliquées peuvent rentrer dans votre vie. Ainsi donc, que Dieu vous bénisse... ● Antoine Colonna

La “signadora” procède au rituel ancestral, fait de prières à la Vierge, qui permet d’enlever “l’ochju”.

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Légendes des provinces

Ce qui est sous la terre Languedoc-Roussillon

PHOTOS : JOHN WOODS/ALAMY STOCK PHOTO ; M. A. MUNOZ PELLICER/ALAMY STOCK PHOTO ; GUSMAN/LEEMAGE

Héritière de l’antique Narbonnaise qui vit les relations compliquées entre Volques et Romains, la région a été durement disputée. On en voit les traces dans la façon dont les secrets se sont empilés, et dont on cherche, et parfois on trouve, des trésors sous terre.

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Le curieux trésor de l’abbé Saunière Rennes-le-Château Qu’un curé de campagne qui officia au fin fond de l’Aude entre 1885 et 1917, sans miracle, sans apparitions et sans avoir été sanctifié, fasse encore parler de lui cent ans plus tard, c’est assez inattendu. Bérenger Saunière a 33 ans lorsque son évêque le nomme à Rennes-le-Château, un bled

Page de droite, l’abbé Saunière. Inventeur d’un trésor dont il demeure le gardien exclusif ou trafiquant de messes ? Rien, vraiment, ne permet de le savoir, et nombre de margoulins se sont employés à emmêler les fils du secret.

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Légendes des provinces La tour Magdala, à Rennesle-Château, avec, à gauche, le diable qui porte le bénitier de l’église Sainte-MarieMadeleine. Celtes sur les hauteurs, Romains dans les vaux, Mérovingiens, invasions arabes, croisade contre les albigeois, guerres de religions… et des mines d’or, plus loin, au nord. Des raisons de croire à l’existence d’un trésor caché ?

perdu au sommet d’une colline avec à peine quelques dizaines d’ouailles. Tout le monde ne peut être titulaire de la chaire d’une belle cathédrale, surtout lorsque l’on est un prélat indocile. Alors ouste, le curé rétif à la déférence, mutation-enterrement dans la morne église à moitié en ruines. Au village, sans prétention, il a mauvaise réputation et ce, dès le début : il engage une jeune et jolie servante de 18 ans, Marie Denarnaud. C’est avec elle que même le vendredi il cessa de faire maigre. Avec les quelques subsides que lui octroie la commune (la loi de 1905 n’est pas encore passée par là), il retape l’église délabrée. Puis il est pris d’une frénésie constructrice, une véritable orgie architecturale : le presbytère a retrouvé son charme, une tour s’élève à proximité de l’église restaurée, redécorée, magnifiée…

C’est la ruée vers le mystère, le trésor est celui des Mérovingiens… Non, des cathares ! Au pays, on s’interroge, avec quel argent l’abbé Saunière paye-t-il ces travaux ? La sortie de la messe dominicale bruit de rumeurs, on parle d’héritage, de dons, et surtout de trésor ! Le père Saunière a été surpris en train de fouiller dans le cimetière, il aime battre la campagne, retourner les vieilles pierres… L’évêché s’agace, envoie des lettres sommant le prélat de s’expliquer sur ses dépenses, l’origine des fonds. L’abbé n’en a cure et les réclamations de sa hiérarchie restent sans effet. En 1905, l’érection d’une tour dans le style gothique et d’une villa de trois étages fait déborder le bénitier épiscopal. Mgr de Beauséjour décide d’enquêter, la justice se hâte lentement et ce n’est qu’en 1911 que l’abbé Saunière se voit déchu de ses fonctions. À son procès, il affirmera que la villa était destinée aux vieux, qu’il voulait ouvrir une maison de retraite, se défendra de tout péché de luxure. Mais alors le trésor ? Pour l’évêque, il n’existe pas. Saunière a fait paraître dans toute l’Europe des annonces proposant des messes et des indulgences. C’est l’argent de ces quêtes à grande échelle qui aurait enrichi le curé, pas un hypothétique trésor tombé du ciel (ou plutôt sorti de terre). D’ailleurs, une fois interdit de messe, ce fou se retrouve acculé, contraint de demander un crédit. Il rejoint le royaume des cieux en janvier 1917, non sans avoir tout légué à sa chère Marie. L’affaire fait les beaux jours des chaisières du village, mais en 1950 un certain Corbu rachète à Marie Denarnaud le domaine de l’abbé et le transforme en hôtel restaurant. u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 89

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Légendes des provinces

AKG-IMAGES/ERICH LESSING

u u Pour attirer la clientèle, le rusé bonhomme parle du trésor, les visiteurs affluent. Dès lors, c’est la ruée vers le mystère, le trésor est celui des Mérovingiens… Non, des cathares ! Non, les templiers, vous dis-je ! Un archéologue n’y retrouverait pas son râteau !

Une société secrète, un trésor, un abbé, un petit village : tout est réuni pour le succès.

En 2004, un écrivain américain remet Rennesle-Château sur la carte des grands mystères. Dan Brown a trouvé l’histoire assez tordue pour en faire l’élément crucial de son Da Vinci Code. Une société secrète, un trésor, un abbé, un petit village : tout est réuni pour le succès. C’est la gloire pour le village, qui n’en demandait pas tant. Aujourd’hui, une pancarte stipule que les fouilles sont interdites sur le territoire de la commune, circulez, ne creusez pas ce faux mystère. ● Matthieu Frachon 90 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

Châteaux cathares Quéribus, Peyrepertuse, Montségur, Puylaurens : des noms qui claquent au vent de l’histoire médiévale du Languedoc. Dans des paysages de feu, une vingtaine de châteaux plantés sur des pitons revendiquent le label “cathare”. De quoi enthousiasmer le promeneur à la recherche des traces du catharisme, cette église dissidente qui se développa et s’épanouit dans l’effervescence religieuse des XIIe et XIIIe siècles. Mais cette appellation non contrôlée fait bondir les historiens. Car la guirlande de “citadelles du vertige” n’a de cathare que l’emplacement ! Si leurs silhouettes fouettent l’imagination — recherche de trésors, quête du Graal, temple solaire —, ces forteresses ont été bâties à la suite de la croisade contre les albigeois, qui aboutit à la mainmise du roi de France sur le Languedoc. Craignant plus les ambitions d’Aragon que des soulèvements régionaux, le roi fait ériger à partir de Carcassonne et de ses cinq “filles” une série de citadelles pour surveiller la frontière sud-ouest du royaume. Lorsque le Roussillon devient français, en 1659, la frontière recule sur la ligne des Pyrénées. Ces forteresses perdent leur intérêt stratégique et tombent dans l’oubli, d’où elles sortent au XIXe siècle avec la redécouverte du catharisme.

Ci-dessous, le château de Peyrepertuse (Aude). À 800 mètres d’altitude, il est le plus vertigineux de ces châteaux qu’on dit cathares et qui sont en fait postérieurs à la terrible croisade contre les albigeois.

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En 1960, Pierre Plantard, un individu douteux, affirme qu’il est le descendant d’une branche cadette des Mérovingiens, dont l’abbé aurait retrouvé la trace. Il fonde l’ordre du Prieuré de Sion et, avec la complicité de Philippe de Chérisey, un aristocrate farceur, fait déposer de faux documents à la Bibliothèque nationale. Plantard fait écrire un livre sur ce fameux trésor, se fait appeler Pierre de France et ratisse les gogos, priés de contribuer à son avènement. Aux sceptiques, il montre les parchemins “retrouvés” à Rennes-leChâteau, fait miroiter le trésor…

Les forteresses du vertige

“Les Bergers d’Arcadie”, par Nicolas Poussin (1638-1640, Paris, musée du Louvre). “Et in Arcadia ego” : nul n’échappe au sort commun… La toile de Poussin a fait l’objet d’interprétations fumeuses. Selon l’une d’entre elles, c’est en la “décodant” que l’abbé aurait trouvé son trésor.

Légendes des provinces

PHOTOS : MANUEL COHEN/AFP ; THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE

L’atelier du paléolithique

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Grotte Chauvet

Ainsi Peyrepertuse, la plus impressionnante. Ses ruines s’étirent sur un éperon rocheux de 300 mètres. Inaccessible à cheval, et même à mulet, forte de deux ouvrages dont l’accès de l’un se fait par un escalier taillé dans la roche, elle est construite par des architectes du roi Louis IX. Ainsi Montségur, cœur de la résistance cathare, où le 16 mars 1244, 225 “bons hommes” et “bonnes femmes” sont brûlés. Mais le château qui couronne le “pog” (“rocher”) date de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe. En réalité, le château cathare type est un village fortifié perché qui s’enroule autour d’une tour seigneuriale ou d’une église, comme tout village occitan, et qui se nomme castrum, un mot hérité du latin. Lors de la conquête, ces villages fortifiés sont rasés, leurs habitants tués ou le plus souvent installés dans la plaine. Parfois, l’archéologie met au jour les substructions du castrum cathare : rien de spectaculaire. Ce dernier se trouve dans ces forteresses royales et françaises, exemples impressionnants de l’architecture militaire médiévale. ● Frédéric Valloire

“Expulsion des albigeois de Carcassonne en 1209” (vers 1415, miniature tirée des “Grandes Chroniques de France”, Londres, British Library). Une croisade contre une hérésie galopante, où il ne fut guère fait de prisonniers.

Le 25 avril 2015, sur le plateau boisé et désert du Razal qui domine l’Ardèche, la Caverne du Pontd’Arc a accueilli ses premiers visiteurs. Dans la pénombre, ils empruntent la passerelle qui serpente à travers les 3 000 mètres carrés au sol et les 8 000 mètres carrés de décors de ce clone de la grotte Chauvet. Celle-ci se trouve à deux kilomètres, au pied d’une falaise qui surplombe un méandre abandonné de l’Ardèche, à une demi-heure de marche du pont d’Arc. Repérée le 18 décembre 1994, annoncée au monde le 18 janvier 1995, la grotte, baptisée du nom de son découvreur, connaît un renom international. Elle a été classée aux monuments historiques en 1995, puis inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco le 22 juin 2014. Devenue une star dans les médias, elle détrône la grotte de Lascaux, “la

Dix stations, autant de salles grandeur nature, en rythment la visite ; des jeux de lumière l’animent. chapelle Sixtine de l’art pariétal”, mais souffre d’un lourd handicap : impossible de voir les merveilles sur lesquelles s’extasient les scientifiques ; impossible de partager leur émotion. L’accès de la grotte leur est restreint, pour éviter toute contamination venue de l’extérieur qui endommagerait les peintures, modifierait le microclimat et dégraderait les données fossiles. Actuellement, « son état sanitaire est excellent », assure sa conservatrice, Marie Bardisa. Tout y est vérifié régulièrement, température de l’air et de la roche, taux de gaz carbonique, pression atmosphérique, bactériologie. Son ampleur, avec 242 mètres de long et 8 500 mètres carrés de superficie, lui confère un potentiel important de régénération. Pour faire connaître autrement qu’en photos ce que recèle la grotte Chauvet naquit en 2007 l’idée d’en réaliser une copie. Celle-ci fut inaugurée le 10 avril 2015 par le président de la République, après trois ans de travaux. Dix stations, autant de salles grandeur nature, en rythment la visite ; des jeux de lumière l’animent ; le son des gouttes d’eau qui ne cessent de tomber rompt le silence et accompagne le visiteur. Se découvrent à lui stalactites et stalagmites, concrétions brillantes, draperies de calcite, ossements d’ours dont les bauges ont été reconstituées. Surtout surgissent de l’obscurité, mis en valeur par l’éclairage, dessins, gravures, signes et u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 91

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SYCPA-SÉ BASTIEN-GAYET

Légendes des provinces

u peintures recopiés de la grotte originale. L’illusion de l’avoir traversée est totale tant les répliques de la grotte et des principaux panneaux ornés sont proches de la perfection, selon ceux qui ont vu la cavité première : même fraîcheur des couleurs et presque le même choc esthétique devant ces œuvres multimillénaires.

Un cerf aux bois de trois mètres d’envergure, un ours colossal, un lion des cavernes plus grand et plus robuste que son frère africain. Au point d’oublier le côté artificiel de cette grotte factice, résultat de travaux gigantesques et de prouesses techniques et artistiques. Des artistes guidés par des milliers de photos numériques ont dessiné les fresques d’origine, en retrouvant les gestes et les mouvements de la préhistoire. Proche de la grotte, la galerie de l’Aurignacien (entre 40 000 et 30 000 av. J.-C.) mérite visite. Une scénographie de 700 mètres carrés présente le site tel qu’il était il y a 36 000 ans, à l’époque de la grotte. Le climat y était nettement plus froid que de nos jours, en moyenne de 4,5 °C inférieur. D’où ces paysages de steppe herbeuse où l’arbre est rare. Sur un arrière-plan se détachent six animaux reconstitués en grandeur nature, les plus représentatifs de ceux peints dans la grotte Chauvet et reproduits dans sa réplique. Se succèdent, impressionnants, un méga92 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

céros (cerf de grande taille aux bois de trois mètres d’envergure), un ours des cavernes qui dépasse les trois mètres de haut lorsqu’il se tient debout, un rhinocéros laineux, plus grand que le rhinocéros africain, pouvant peser jusqu’à trois tonnes, doté de deux cornes dont la première pouvait dépasser le mètre, un bison, un mammouth dont certains atteignaient cinq mètres au garrot, un lion des cavernes, une espèce où le mâle est sans crinière, plus grand et plus robuste que le lion africain. Les premiers artistes de la grotte, des Homo sapienssapiens,peunombreux, semi-nomades, uniquement chasseurs et cueilleurs, devaient éprouver peur et respect. Quelques scènes reconstituées évoquent leur vie quotidienne. À Chauvet, les représentations artistiques, un millier de dessins, sont exceptionnelles par la maîtrise des techniques employées, par la diversité des sujets traités où prédominent les animaux et par la cohérence de l’ensemble. Le bestiaire représenté est fabuleux : autour de 430 animaux appartenant à 14 espèces, peut-être 15 (un animal fantastique ?). Hibou, panthère des neiges, rennes, cerfs, lions, la cour du lion à une lionne, leur chasse, chevaux, bisons et aurochs… La grotte Chauvet aurait pu être un sanctuaire, un lieu de communication avec le monde de l’audelà. Les mains représentées en grand nombre pourraient alors servir à capter les forces que l’on croyait affleurer. ● F. V.

Bisons, chevaux… ont été redessinés pour la Caverne du Pont-d’Arc, réplique de la grotte Chauvet. Au prix de travaux gigantesques et de prouesses techniques et artistiques. “La Grotte du Pont-d’Arc dite grotte Chauvet, sanctuaire préhistorique”, de Jean Clottes, Actes Sud, 96 pages, 25 €.

Légendes des provinces

Gévaudan Au nord de l’Aubrac, à l’est de Saint-Flour, le souvenir de la Bête hante encore les monts du Gévaudan. Depuis la sanglante équipée de cet animal mystérieux, mi-loup, mi-démon, à la fin du règne de Louis XV, les paysages des parties de l’Ardèche, de l’Aveyron et du Cantal qu’il visita ont peu changé. Le monstre a profondément marqué la région, jusqu’à en devenir le symbole : sculptures, enseignes de cafés, souvenirs divers à son effigie, “route de la Bête” : tout y est. Et pourtant, aujourd’hui, le mystère n’a pas été encore complètement dissipé. Était-ce loup, lynx, ou mâtin ? Furent-elles plusieurs ? Dressées à tuer — ou non ? Entre le printemps 1764 et le mois de juin 1767, plus de 230 personnes, surtout des femmes et des enfants, furent victimes d’attaques ; plus de la moitié furent tuées. Invulnérable, l’animal semblait capable de déjouer tous les pièges, n’était pas vulnérable aux coups de fusil, ne touchait pas aux proies empoisonnées. Au début de sa sanglante épopée, la Bête hante le Gévaudan, puis se fixe dans la région du mont Mouchet. Louis XV promet une récompense à qui la tuera et finit par envoyer son porte-arquebuse, Antoine de Beauterne, qui tue effectivement un grand loup, le 21 septembre 1765. Mais deux mois et demi plus tard, les attaques recommencent. Versailles se désintéresse désormais du Gévaudan. Un jeune seigneur local, le marquis d’Apcher, reprend alors la traque, sans succès, pendant dix-huit mois, jusqu’à ce que Jean Chastel, un vieux paysan, tue la Bête, le 19 juin 1767 : une sorte de gros loup de plus de 50 kg, au pelage roussâtre.

De fait, le loup craint l’homme, vit en meute, ne tue pas gratuitement. Son hurlement, qui permet aux membres de la meute de communiquer entre eux pendant la chasse, est effrayant pour l’homme. Mais il n’explique pas à lui seul la haine que nos paysans comme leurs élites lui vouèrent, au point d’éradiquer l’espèce au début du XXe siècle. Plus probablement, et tôt durant le Moyen Âge, les loups servaient de camouflage aux tueurs d’enfants, itinérants qui marquaient les lieux de leurs crimes d’empreintes du canidé. Aujourd’hui, la réhabilitation du loup a péniblement commencé. Il a été réintroduit ou s’est réinstallé en Auvergne ou dans les Alpes, suscitant d’ailleurs la colère des éleveurs. Il permet cependant l’équilibre du milieu où il vit. Et nul massacre ne défraie plus la chronique du Gévaudan. On est loin de la définition que Buffon donne du loup dans son Histoire naturelle : « Désagréable en tout, la mine basse, l’aspect sauvage, la voix effrayante, l’odeur insupportable, le naturel pervers, les mœurs féroces, il est odieux, nuisible de son vivant, inutile après sa mort. » ● Sophie Humann

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Sur les traces de la bête

À partir de cette date, les attaques cessèrent. Alors, loups, animal démoniaque, fauve dressé ? Selon certains, la Bête aurait été conçue du croisement d’un loup et d’une chienne, et dressée, comme ces molosses cuirassés qu’on utilisait alors à la guerre. Elle aurait porté une cuirasse faite de peaux de sangliers cousues ensemble et maintenues par des sangles. La véritable question serait alors : qui aurait pu ainsi se cacher derrière la Bête ? Qui l’aurait dressée depuis son plus jeune âge pour qu’elle devienne obsédée par la recherche d’une proie humaine ? Qui l’aurait employée ? D’aucuns prétendent que le vieux Chastel luimême, animé par une vengeance paysanne, aurait mené l’animal au carnage, pour, à la fin, l’abattre quand l’étau se resserrait par trop. Cette version humaine, trop humaine, innocenterait les loups.

La bête du Gévaudan (gravure d’époque). Animal échappé du fond des enfers ou meurtres en série commis au moyen d’un fauve dressé ?

AKG-IMAGES

“la Bête du Gévaudan dans tous ses états”, de Jean Richard, éditions Les Amis de la Tour, 102 pages, 20 €.

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 93

Légendes des provinces

Hommes ou bêtes improbables Guyenne-Béarn-Gascogne

Les nuages sont arrêtés le long de la barrière des Pyrénées, dans cette atmosphère trouble et venteuse, les histoires les plus surprenantes prennent racine, mettant en scène un monde dont on ne sait plus très bien s’il est humain ou animal.

Les proscrits du Sud-Ouest Cagots

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Bénitier de petite taille (XIIe siècle, Saint-Savin, HautesPyrénées), réservé à l’usage des cagots, qui ne pouvaient se mêler au reste de la population.

GUSMAN/LEEMAGE

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Son histoire est encore aujourd’hui nimbée de mystère. Même son étymologie demeure obscure. Le mot “cagot” signifie en béarnais “lépreux blanc”. Il désigne ce peuple réfugié dans les montagnes des Pyrénées, apparu au XIIIe siècle et qui vécut en paria durant six siècles. En France, ils étaient présents en Gascogne jusqu’au Pays basque, en Chalosse, dans le Béarn, en Bigorre. Au Moyen Âge, ils étaient appelés “crestians” ou “chrestias” et vivaient regroupés par familles, disséminées aux abords des villes et villages dans des hameaux isolés, des crestianies, puis, à partir du XVIe siècle, des cagoteries. Passés maîtres dans le travail du bois, ils étaient charpentiers ou menuisiers, vanniers, cordiers et tisserands. C’est à des cagots du Béarn que la construction de la charpente de la cathédrale Notre-Dame de Paris fut confiée, au XIIIe siècle. Accusés de nombreuses tares, ils sont alors décrits comme petits, râblés et très bruns, leurs pieds et leurs mains sont palmés, ils n’ont pas de lobe aux oreilles, leur haleine est fétide, d’aucuns prétendaient même qu’une crête leur sortait du crâne. Mis à l’écart, ils vivaient en proscrits, victimes de préjugés, de superstitions et même d’interdictions orales ou retranscrites dans les lois locales, malgré le soutien des pouvoirs royaux ou provinciaux. Marginalisés de la naissance à leur mort, ils étaient ainsi baptisés à la nuit tombée et enterrés au bord d’une route ou dans un fossé. À l’église, ils entraient par une petite porte latérale, prenaient l’eau bénite et l’hostie au bout d’un bâton, voire étaient privés de sacrements. Ils devaient d’ailleurs porter un signe distinctif, souvent en forme de patte d’oie ou de canard, cousu sur leurs vêtements. Un arrêt du parlement de Bordeaux défendit par exemple aux

cagots de paraître en public autrement que chaussés et habillés de rouge, sous peine de subir le fouet. Dans certaines régions, ils n’avaient pas non plus le droit de marcher pieds nus, de toucher la nourriture ou d’entrer dans une auberge ou un moulin. Obligés de ne se marier qu’entre eux, ils n’avaient même pas de nom de famille. Il leur était aussi prohibé de participer aux honneurs ou aux fonctions publiques, de servir comme soldats ou de porter des armes, de boire aux fontaines et de fréquenter les lavoirs, d’entretenir du bétail, de cultiver, de labourer, de danser et de jouer avec leurs voisins ! Et il fallait quatre à sept cagots pour valoir un témoin en justice… en plus de taxes discriminatoires. Ce n’est que sous le règne de Louis XIV, qui les affranchit, que leur émancipation débutera, avant de s’étendre avec la Révolution, la révolution

Le cagot de Rabelais (1823, gravure tirée des “Songes drolatiques de Pantagruel”). Une acception religieuse qui recoupe cependant le rejet dont était victime cet étrange petit peuple.

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Légendes des provinces industrielle, la Première Guerre mondiale et l’exode rural. Si certains les ont fait descendre des Goths, des Sarrasins, des Vikings, des juifs et surtout de relaps cathares, leur origine n’est toujours pas scientifiquement connue. Jusqu’au milieu du XXe siècle, le mot cagot était encore utilisé comme une insulte, signifiant à la fois “crétin”, “idiot du village”, “bigot” ou “goitreux”. ● Amaury Brélet

L’enfant velu des montagnes Jean de l’Ours « Il était une fois une pauvre femme qui coupait du boisdanslaforêtlorsquel’oursl’enlevaetl’emportaau fond de sa grotte. Après quelques mois, la femme mit au monde un garçon qu’elle nomma Jean. » Jean de l’Ours est le nom le plus courant d’une créature légendaire et héros d’un des contes les plus populaires du répertoire de la chaîne pyrénéenne, où la présence de l’ours brun est attestée depuis la

SELVA/LEEMAGE

L’une des histoires les plus répandues dans le monde, jusqu’en Asie, en Russie, en Inde, en Afrique et en Amérique du Nord.

JEAN BERNARD/LEEMAGE

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période préhistorique. De la figure terrifiante au gentil “nounours”, les récits de cet être hybride, mihumain mi-animal, et doté d’une force surhumaine divergent selon les régions, les époques et la fantaisie des narrateurs. Communément, il parvient à pousser un rocher pour fuir avec sa mère, devient apprenti forgeron, se fabrique une canne de fer, puis parcourt le monde des hommes. Chemin faisant, il

L’ours (XIVe siècle, “le Livre de chasse”, de Gaston Phébus, comte de Foix, seigneur de Béarn). Très présent dans les Pyrénées, l’ours est une chasse noble et un symbole de fécondité.

rencontre plusieurs compagnons, s’installe dans un château mystérieux habité par un vieillard maléfique, et découvre au fond d’un puits des princesses prisonnières dans un palais sous terre. Après avoir délivré la plus jeune et jolie et combattu des monstres, Jean de l’Ours remonte à la surface en chevauchant un oiseau géant, qu’il nourrit d’un morceau de sa cuisse, avant d’épouser sa conquête, tandis que ses acolytes ingrats ont disparu — ils seront punis ou pardonnés, selon les versions. Transmise par tradition orale, cette histoire mythique d’un enfant velu, Juan Artz ou Xan de l’Ours chez les Basques, Joan de l’Ós chez les Catalans, né d’une femme et d’un ours, symbole de fécondité en Europe comme ailleurs, est l’une des plus répandues dans le monde, jusqu’en Asie, en Russie, en Inde, en Afrique et en Amérique du Nord. Elle rappelle la nouvelle intitulée Lokis, écrite par l’écrivain Prosper Mérimée et publiée en 1869. Parfois classé parmi les “hommes sauvages” montagnards, comme le yéti de l’Himalaya, l’almasty du Caucase ou le Bigfoot des Rocheuses, Jean de l’Ours, oublié des célèbres conteurs Grimm et Perrault, est aujourd’hui tombé en désuétude. ● A. B. Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 95

Légendes des provinces

Créatures des marais et fantômes casaniers Poitou - Limousin

Du marais poitevin aux riches terres limousines, le surnaturel fait partie du paysage ; c’est aussi là qu’on trouve encore, à l’occident de cet arc pauvre qui se poursuit jusqu’au Berry, maint sourcier, rebouteux, magnétiseur.

La fée universelle Mélusine

“Fée maudite” pour les uns, apparition fantastique pour les autres, Mélusine est née de l’union de Pressine, fée des eaux, et du roi Elinas d’Albanie. Frappée par une malédiction, elle sera condamnée, un jour par semaine, à avoir une queue de serpent à la place des jambes. Ainsi, Mélusine, après de nombreux voyages, arrive dans le Poitou et tombe sous le charme de Raymondin, le neveu du comte de Poitiers. À ce stade de l’histoire, de nombreux éléments manquent, reflet d’une tradition orale qui, parfois, se transmet avec difficultés. Mais c’est bien grâce à Jean d’Arras, avec son livre, Mélusine, rédigé en 1392, que notre curiosité sera en partie satisfaite. Il y est noté que Raymondin découvre, un soir dans la forêt, « trois dames de grand pouvoir », dont Mélusine, et tombe immédiatement amoureux d’elle. La 96 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

“La Fée Mélusine”, Julius Hübner (1844, collection Graf Raczynski, Poznan, Musée national). Un mythe et une figure omniprésents en France. On la rencontre dès Hérodote, qui rapporte comment Héraclès se serait uni à elle.

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Légende incontestée du folklore européen, fée bâtisseuse, Mélusine est également connue pour être la fée des sources et des rivières. Elle apparaît dès le Moyen Âge, et a su s’imposer comme l’une des fées les plus populaires dans les contes, non seulement en France, mais à l’échelle européenne. Ainsi, la littérature latine des XIIe et XIIe siècles produit déjà des contes où une fée, en tous points semblable à Mélusine, est évoquée. L’étymologie même du prénom renvoie au fantastique : Mélusine a pour sens “merveille” mais aussi “écume de mer” ou “brouillard”. Son origine géographique n’est jamais vraiment déterminée : certains estiment que Mélusine aurait vu le jour en Bretagne, quand d’autres font naître la légende au pays de Galles. Mais c’est dans le Poitou que sa légende est aujourd’hui toujours très ancrée. C’est donc naturellement dans cette ancienne région, qui comprend la Vendée, les Deux-Sèvres, la Vienne, ainsi qu’une petite partie de la Haute-Vienne et de la Charente, que les lieux “mélusiniens” sont les plus nombreux.

fée lui promet même la prospérité. Après un mariage, les deux époux eurent… dix enfants ! C’est à ce moment que la légende de la fée bâtisseuse prend forme. Villes, châteaux, Mélusine construit, et serait même, selon la légende, à l’origine de la ville de Lusignan, actuel chef-lieu du canton du même nom, dont les habitants sont nommés… les Mélusins et les Mélusines ! Ainsi va la légende de Mélusine, qui a traversé les siècles. Tous les ingrédients littéraires sont réunis : le féerique, le mortel, les êtres hybrides, l’amour, la mort, la construction… L’histoire de la fée n’est pas près de disparaître. ● Pierre Dumazeau

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Légendes des provinces

RENAUD JOUBERT/PHOTOPQR/CHARENTE LIBRE/MAXPPP

Parmi ses “occupants” les plus emblématiques, Alice, jeune fille décédée en 1924 d’une infection rénale, qui continue de “vivre” dans sa chambre, décorée dans la plus pure tradition de l’époque, où les visiteurs se succèdent. La défunte “refuse” que quiconque vienne y dormir, manifestant sa désapprobation par un “pic” de champs électromagnétiques mesurés à l’aide d’une télécommande, un “ghost meter”. Une manière d’interagir et de nouer un dialogue avec les fantômes de l’au-delà. «Cequeje sais d’Alice ? Elle nous a dit qu’elle aimait la poésie, les fleurs et les agrumes », conclut, sibylline, Véronique Geffroy. ● Samir Hamladji

Collongesla-Rouge (Corrèze), la “cité aux vingtcinq tours”, renommée pour son bâti en grès rouge.

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Bâtisse imposante, classée monument historique en 2010, et nichée dans la forêt de Queaux, dans la Vienne, le château de Fougeret est considéré comme un “haut lieu” de manifestations paranormales. « J’ai vu une silhouette d’homme toute noire glisser du salon gothique à la salle à manger. Et je ne suis pas la seule ! » Propriétaire des lieux depuis 2009, Véronique Geffroy est catégorique. L’édifice, havre de paix bordé d’un parc de 10 hectares, serait pourtant bel et bien hanté… par ses anciens occupants qui se refuseraient à quitter les lieux depuis 1337, date de son édification par la famille Frotier, issue de la noblesse française et célèbre notamment pour avoir apporté son concours à Saint Louis lors de la septième croisade, un siècle plus tôt. Outre les déplacements de silhouettes évoqués en préambule, des notes de piano ou des chants s’entendent parfois dans les couloirs du château. « Un tableau que j’accroche au mur retombe sans cesse, peut-être que les esprits de Fougeret n’apprécient par l’art moderne », déplore, non sans ironie, Véronique Geffroy.

Le château de Fougeret, à Queaux (Vienne). Un endroit où les fantômes sont légion.

Collonges-la-Rouge Aux confins du Limousin, l’un des plus beaux villages de France reste toujours entouré de mystères : Collonges-la-Rouge, où légendes et religion s’entremêlent. Elle se découvre après avoir franchi les routes escarpées de Haute-Corrèze, quasiment à la frontière du Lot, bien après Brive et Rocamadour. Collonges-la-Rouge, la “cité aux vingt-cinq tours”, majestueuse dans les couleurs flamboyantes de ses briques en grès rouge, fait la fierté des Collongeois depuis plusieurs siècles. Le tout premier village à avoir été inscrit sur la liste des plus beaux villages de France se dévoile ainsi, tout en mystères… et rempli de secrets. Que penser de la troublante “chaise du diable”, située dans la forêt de Collonges, peu avant le petit village de Meyssac ? Deux grands rochers gris partiellement recouverts de lichens forment un fauteuil, de telle sorte que la croyance populaire se plaît à croire, depuis des siècles, que le Malin y aurait construit un siège pour se reposer. u

JAUBERT FRENCH COLLECTION/ALAMY STOCK PHOTO

Fougeret

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Le château le plus hanté

La chaise du Malin

Qui sont donc ces esprits récalcitrants qui se refusent à quitter la bâtisse, au point de rendre “infernal” le quotidien des actuels propriétaires ? Ils seraient une « dizaine se succédant au long des sept derniers siècles et beaucoup plus dans le parc », note la médium Lexa Marau, spécialiste des lieux. Et de surenchérir : « Fougeret, c'est le top du top du paranormal. Même en Écosse, on ne fait pas mieux. » Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 97

Légendes des provinces

La forteresse de la Dame en bleu

u Un conte transmis par les plus anciens du village fait même mention d’assemblées populaires de sorciers au Moyen Âge autour de cette “chaise” maudite perdue dans la forêt… Est-ce pour conjurer le mauvais sort qu’il y a plusieurs siècles, les pèlerins ont créé la “voie de Rocamadour”, itinéraire bis du sentier pour se rendre à Saint-Jacques-de-Compostelle, qui passe par Collonges ? Nul ne pourrait l’affirmer. Toujours est-il que la création même du village a des origines religieuses : c’est au VIIIe siècle qu’un prieuré a été construit par les moines de l’abbaye de Charroux en Poitou, autour duquel se développera une communauté, puis une cité tout entière, donnant ainsi naissance à Collonges. Ce n’est pas pour rien si, aujourd’hui, Collonges-la-Rouge est devenue une halte incontournable pour les pèlerins qui, s’ils l’osent, peuvent se rendre à la “chaise du diable” avant de repartir… ● P. Du.

Indirectement lié au destin de Richard Cœur de Lion, le château de Montbrun, en HauteVienne, est par la suite devenu le berceau d’une autre figure légendaire : celle de la Dame en bleu. De prime abord, la forteresse de Montbrun s’inscrit dans la plus pure tradition des châteaux forts du Moyen Âge. Donjon vertigineux de style roman, mâchicoulis sur consoles, tours rondes… l’imposante bâtisse obéit parfaitement à l’imagerie d’Épinal du château médiéval. Si la construction de celuici s’est étendue du XIIe au XVe siècle, son premier propriétaire n’était autre que le seigneur de Montbrun, Pierre Brun, resté dans les mémoires pour avoir notamment dirigé, en 1199, avec Pierre Basile, le siège de la garnison de Châlus, à quelques encablures de là. Siège durant lequel le roi Richard Cœur de Lion trouvera la mort, foudroyé par un carreau d’arbalète à la base du cou.

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WIKIMEDIA COMMONS

Montbrun

Si l’histoire de la forteresse de Montbrun croise le destin du duc des Normands, une autre “figure” va marquer bien plus durablement les travées du château. Son nom : Jacquette de Bourdeilles dite la “Dame en bleu”. Cette dernière convolera en justes noces avec Jean Brun, descendant direct de Pierre Brun, en 1503, mais leur bonheur sera de

HERVÉ CHAMPOLLION / AKG-IMAGES

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La “chaise du diable”, à proximité de Collonges. Peut-on douter qu’elle ait servi au maître des enfers ?

Le château de Montbrun, à Dournazac (HauteVienne). Bâti à partir du XIIe siècle et actuellement séjour d’un esprit délicat : la Dame en bleu.

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FRANCK MOREAU/REA

Légendes des provinces

courte durée puisqu’elle mourra un an plus tard en mettant au monde leur fille, Élisabeth. Dès lors, l’esprit de Jacquette de Bourdeilles ne cessera de hanter les allées du château, telle une âme en peine et tout de bleu vêtue, à la recherche de sa précieuse bague de fiançailles, égarée dans les couloirs du temps. Une relique hautement symbolique, dans la mesure où ce mariage a été “arraché” de haute lutte : en effet, Jean Brun et Jacquette de Bourdeilles n’ont pu unir leur destin… qu’à la mort de Louis Brun, père du marié, qui s’opposait à cette union. Depuis cette époque, de nombreux visiteurs du château jurent avoir vu une silhouette drapée de bleu sillonner les couloir de la demeure en quête de sa précieuse bague, symbole de son amour perdu. ●

Les dragons de bronze de la rue Amable-Ricard, à Niort, qui évoquent les attaques et la fin d’un serpent ailé qui terrorisait la ville.

Samir Hamladji

Monstre semant la terreur, femme mystérieuse, émanation du Diable… La vouivre (wyverne, vuivre, guivre), avec ses différentes formes et noms selon les régions, est l’une des légendes les plus présentes dans notre pays. Retour sur les origines de cette curieuse créature que l’on célèbre encore aujourd’hui. « Au ciel dès que cet oiseau point / d’où vient que le soleil s’éclipsa ? / Ce monstre ne serait-il point / la bête

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La bête pharamine

Elle ressort d’une légende qui, grâce à des siècles de traditions et de transmissions orales, voyagera bien au-delà du royaume de France, jusqu’en Italie, en Suisse et au Royaume-Uni. Sur notre territoire, la vouivre est loin d’être oubliée : dans la région du Poitou, la légende est toujours très vivante, où elle est presque toujours nommée “bête pharamine” ou “faramine”, pour l’associer à l’adjectif “faramineux”, signifiant en langage familier “étonnant, extraordinaire par son importance”. La vouivre prend, à travers les siècles, plusieurs formes, et sa légende n’a cessé d’évoluer. Elle n’a d’ailleurs pas échappé aux effets des vagues successives de christianisation de la France. Ainsi, de nombreux contes du haut Moyen Âge parlent de la vouivre comme d’une émanation du Malin. Mais d’aucuns préfèrent garder à l’esprit la version d é crit e p a r Ma r ce l A ymé , be a uco up m o ins effrayante : « La Vouivre à plat ventre sur un tas de roseaux, en train de prendrele soleil à cul nu et sa robe à côté d'elle avec son rubis. » ● P. Du. AKG-IMAGES/BRITISH LIBRARY

Un monstre de fantasmes

de l’Apocalypse ? » Couchée sur papier en 1888 par l’abbé Ducrost, la légende de la vouivre, appelée “bête pharamine”, est très présente dans le Poitou et autour du marais poitevin. De la femme nue, aux formes tentatrices, vivant dans des marais pour protégerunepierreprécieuse,dansla versionduroman de Marcel Aymé, au serpent fantastique, parfois un dragon aux grandes ailes, arborant une escarboucle en guise d’œil, elle a surtout la réputation d’un animal agressif, qui sème la terreur et garde précieusement des trésors à la valeur inestimable.

Enluminure du XIVe siècle, “Sainte Marguerite défaisant le dragon” (Londres, British Library).

Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 99

Légendes des provinces

La bataille de Glozel Auvergne

La découverte, il y a quatre-vingt-douze ans, du site de Glozel par un paysan de l’Allier fut à l’origine d’une des plus retentissantes controverses archéologiques du XXe siècle. Aujourd’hui négligé des institutions culturelles, il reste un mystère.

Puis les passions retombèrent. Au lendemain de la guerre, Glozel sombra peu à peu dans l’oubli. À de rares exceptions près, les pouvoirs publics s’en désintéressèrent complètement. C’est que le site constituait, à bien des égards, un casse-tête archéologique. Au point, peut-être, de gêner. Tout a commencé le 1er mars 1924. Ce jour-là, alors qu’il laboure un de ses champs en compagnie de son père et de son grand-père, un jeune paysan de 17 ans, Émile Fradin, voit soudain un des bœufs de la charrue s’enfoncer brusquement dans une cavité. En tirant l’animal, deux briques surgissent. Intrigué, il commence à piocher et tombe sur une fosse ovale aux parois garnies de briques, avec un 100 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

sol couvert de dalles d’argile. Elle contient des ossements humains, des instruments en pierre ou en os, des fragments de céramiques. Les jours suivants, avec son père, son grand-père et des voisins, Émile entreprend de creuser autour de la fosse. Il en retire, notamment, une tablette gravée de dessins et de signes bizarres. La nouvelle se répand et attire sur place une foule de curieux. Parmi eux, l’institutrice de Fer-

Le gisement semble remonter non à l’Antiquité mais au néolithique, voire au mésolithique. rières-sur-Sichon, Adrienne Picandet, qui rédige un rapport qui est remis au président de la Société d’émulation du Bourbonnais, Benoît Clément, lequel, mandaté par l’inspecteur d’académie de Moulins, entreprend des recherches plus systématiques. Ramenant à la surface de nombreux autres objets, il en envoie à Louis Capitan, l’un des maîtres de la préhistoire de l’époque, et garde les autres. La presse locale commence à parler de Glozel. Au printemps 1925, Clément présente à la famille Fradin un médecin de Vichy féru d’archéol o gie ga l l o - r o ma ine , l e Dr A n t on in Mo r l e t. Co n v a in cu, a u r e ga r d d e s p iè c e s r é c o l té e s jusqu’ici, de l’intérêt du site, ce dernier loue le champ des Fradin, à charge pour lui d’organiser des fouilles, de répertorier et de photographier à des fins de publication tout ce qui y sera trouvé. En contrepartie, le matériel mis au jour reviendra au propriétaire du terrain, autrement dit aux Fradin. Accompagné de Lucien Mosnier, archéologue correspondant de la commission des Monuments historiques, le Dr Morlet vient fouiller deux à trois fois par semaine à Glozel. Mais les deux hommes se heurtent, bientôt, à Capitan qui veut s’approprier la découverte du gisement, qu’il juge « merveilleux ». Constitué, en partie, de fosses funéraires — d’où le nom de “champ des morts” qui lui est,

Poterie porteuse de caractères alphabétiformes, et ornée d’un masque néolithique.

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À 25 kilomètres au sud-est de Vichy, entre Roanne et Clermont-Ferrand, en pleine montagne bourbonnaise, peu avant la commune de Ferrières-sur-Sichon, un petit panneau, au bord de la route, indique : “Musée de Glozel”. Une voie étroite, quelques bâtisses et, soudain, nous y sommes : un modeste corps de ferme en pierres apparentes. À l’intérieur, une vaste salle ornée de vitrines abritant quelque 3 000 objets en argile, en pierre et en os, dont un grand nombre de pièces gravées de motifs animaliers et/ou de signes mystérieux évoquant une écriture. À l’arrière du bâtiment, un jardin. Et, derrière le jardin, un long et raide sentier qui dévale à travers prés vers le Vareille, ru tributaire du Sichon, lui-même affluent de l’Allier. À mi-chemin, jaillissant d’un repli du terrain, une source qui se déverse dans ce ruisseau. Puis la pente s’adoucit en une sorte de terrasse, jusqu’au fond de la vallée. Nous sommes arrivés au “champ des morts”, d’où fut extrait, pour l’essentiel entre 1924 et 1936, l’ensemble du matériel exposé au musée. L’extraction de ce matériel provoqua, en son temps, une retentissante controverse, impliquant non seulement les plus grands noms de l’archéologie, de la paléontologie, de la géologie et de l’épigraphie, mais aussi ceux de la presse, de la politique et du barreau, opposant partisans et adversaires de l’authenticité du site. Une controverse ponctuée de violences, de rumeurs et de procès. Durant plusieurs années, la France se divisa entre “glozéliens” et “antiglozéliens”. On a pu parler d’“affaire Dreyfus de l’archéologie”.

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PHOTOS : MARY EVANS /RUE DES ARCHIVES - DR

Légendes des provinces

alors, donné —, le site semble, en effet, remonter non à l’Antiquité mais au néolithique, voire au mésolithique (fin du paléolithique). Mais, refusant la férule du célèbre préhistorien, Morlet s’en fait un ennemi irréductible. Un ennemi qui entraîne bientôt derrière lui toute une partie de la communauté scientifique. La bataille de Glozel commençait.

D’emblée, l’essentiel de la polémique porte sur ces “signes” alphabétiformes, faisant penser à une protoécriture. À l’automne 1925, la presse nationale s’empare de l’affaire. Fin juin 1926, Joseph Tricot-Royer, maître de conférences à l’université de Louvain (Belgique), établit un premier bilan des vestiges extraits. Parmi les plus extraordinaires, il relève « une véritable bibliothèque néolithique de plus de cent tablettes à caractères alphabétiformes ; une céramique curieuse tant par sa variété que par sa nature, et dont le type le plus intéressant porte un masque muet et des signes d’écriture ; des galets gravés de signes avec représentations animales, dont certaines d’un art consommé, défiant toute imitation […] ; et enfin la série des objets en os ou en bois de

Fouilles conduites en 1928 par le comité d’études réuni, la même année, par une douzaine de savants français et étrangers.

cervidé, que l’on rencontre dans tous les musées de préhistoire ». Désormais véritable curiosité, Glozel reçoit même la visite du roi Ferdinand Ier de Roumanie. Et excite les passions. D’emblée, l’essentiel de la polémique porte sur ces “signes” alphabétiformes, faisant penser à une protoécriture. Comment de tels signes pouvaient-ils se retrouver sur du matériel néolithique ou mésolithique européen ? Une hérésie susceptible de remettre en cause tout à la fois la chronologie et le foyer d’origine communément admis de l’écriture : 3 500 avant notre ère, et l’Égypte pour l’écriture hiéroglyphique, Sumer pour l’écriture cunéiforme ; le XIII e siècle avant Jésus-Christ pour le premier alphabet phénicien (découvert en 1923 par Pierre Montet sur le sarcophage du roi de Byblos, Ahiram). Et, partant, une hérésie pouvant ébranler la théorie “diffusionniste”, selon laquelle la “civilisation” se serait diffusée en Europe à partir du Proche-Orient. Autrement dit, un véritable scandale aux yeux de certains. Pour ces derniers — comme le préhistorien André Vayson de Pradenne ou l’épigraphiste René Dussaud —, il ne peut s’agir que de faux. Cependant, une écriture similaire u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 101

Légendes des provinces

PHOTOS : MARY EVANS /RUE DES ARCHIVES - KEYSTONE-FRANCE/GAMMA

u avait été découverte en 1891 sur le site protohistorique d’Alvão, au Portugal (ce qu’ignoraient Fradin et Morlet). D’autres, plus nuancés — à l’instar de Camille Jullian —, croient reconnaître une écriture cursive d’époque gallo-romaine.

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Contre les détracteurs de Glozel, le Dr Morlet invite le monde savant à venir sur place participer aux fouilles en toute liberté. Tous ceux qui répondent à son appel repartent convaincus de l’authenticité et de l’importance des pièces exhumées. Parmi eux, Salomon Reinach, conservateur en chef du musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, adversaire résolu du “diffusionnisme”, sera l’un des plus ardents avocats du site. En réaction aux conclusions négatives — et hâtives — du rapport d’une commission internationale constituée, sous la direction de Louis Capitan, d’adversaires déclarés de Glozel — dont l’une des membres, la Britannique miss Garrod, fut même surprise en train d’introduire sur le chantier des objets fabriqués récemment afin de le discréditer —, douze préhistoriens, archéologues, anthropologues et géologues créent un comité d’études qui fait procéder à des analyses méthodiques attestant du sérieux des découvertes.

Émile Fradin dans son musée, en 1927. Au-dessous : Salomon Reinach sur le chantier de fouilles, en 1928.

On attend que l’État autorise de nouvelles fouilles qui, seules seraient susceptibles de lever un voile du mystère. Pourtant, les détracteurs de Glozel ne désarment pas. Ils accusent Émile Fradin d’être un faussaire. Celui-ci assigne l’un d’eux — René Dussaud — en diffamation. Mais, bientôt, apprenant qu’il fait payer 4 francs aux visiteurs du petit musée qu’il a installé dans sa ferme, la Société préhistorique française (SPF) porte plainte contre X pour “escroquerie”. Une brutale perquisition est menée, contre toute règle, sous la conduite du plaignant — le Dr Félix Régnault, président de la SPF —, chez les Fradin. À quelque temps de là, le grand-père d’Émile, Claude, est roué de coups par un souslieutenant de spahis en civil. À l’issue de trois ans et demi de procédures aux rebondissements multiples, Émile Fradin obtient finalement gain de cause en juin et juillet 1931. Cinq ans plus tard, le Dr Morlet ferme le chantier, laissant aux générations futures le soin de le rouvrir. Jusqu’à sa mort, en 1965, il se consacrera à la recension et à la description exhaustive des pièces exhumées et réunies dans le musée. L’affaire de Glozel rebondit en décembre 1974, lorsque la revue d’archéologie britannique Antiquity publie les résultats d’analyses par thermoluminescence effectuées par une équipe d’archéophysiciens danois, écossais et français sur des céramiques (avec des signes alphabétiformes ou non) du site. Attestant, de façon irré102 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

futable, l’authenticité de celui-ci, ces résultats font apparaître une datation comprise entre — 700 et la fin du premier siècle de notre ère, semblant ainsi recouper la déduction de Camille Jullian sur l’origine gallo-romaine de l’écriture de Glozel. Le problème est que l’ensemble du site ne correspond guère à ce que l’on connaît du milieu culturel galloromain. En outre, d’autres datations au carbone 14, effectuées sur des objets en os portant des inscriptions identiques à celles des céramiques, renvoient au magdalénien, il y a quelque 16 000 ans. On le voit, l’énigme se complique. Le ministère de la Culture autorise de nouvelles fouilles en 1983, dont on attend toujours un rapport complet. Seul un bref résumé en a été publié en 1995, concluant à… une occupation gallo-romaine et même médiévale. Émile Fradin est mort en 2010, à l’âge de 103 ans. Entre-temps, il aura reçu les palmes académiques, mais l’État refuse toujours de reconnaître son musée. De même qu’il refuse la reprise des fouilles qui, seules, pourtant, permettraient de lever un voile du mystère. Reste une certitude : la sacralité qui se dégage du “champ des morts”, aujourd’hui envahi par la végétation. ● Christian Brosio

musée de Glozel, Ferrièressur-Sichon. Sur rendez-vous : 04.70.41.12.96. www. museedeglozel .com

“Glozel, les os de la discorde”, d’Alice Gérard, Éditions Le Temps présent, 420 pages, 23 €.

Légendes des provinces

Au pays des alchimistes Maine-Anjou-Orléanais

Chantée par les poètes de la Pléiade, la région est un grimoire à ciel ouvert. Les grands, à la Renaissance, qui se piquaient d’occulte, ont marqué les rives de la Loire de leur goût.

Un beau jour de 1740, un curé se promène dans la campagne angevine. Soudain le prélat sent le sol se dérober sous ses pieds, il chute de quelques mètres, le diable essaierait-il de l’emmener aux enfers ? Un peu froissé mais vivant, bien que sous terre, l’abbé regarde autour de lui. Il a fortuitement découvert une cave, un souterrain, un lieu étrange. Partout sur les parois, sur les colonnes, des sculptures sont visibles. Elles semblent innombrables, des visages grimaçants, des figures angéliques, des géants, des nains… Tout cela forme une frise effrayante, fascinante. Le bon curé de campagne alerte aussitôt monseigneur, l’évêque d’Angers. Celui-ci vient constater les faits, dans la plus grande discrétion. La décision tombe très vite : l’entrée de cette cave diabolique sera rebouchée et on oublie toute

La datation des sculptures est difficile, 234 personnages ornent les murs de la caverne, de tous styles : des têtes, des membres, des attitudes… Un culte païen ? C’est une des hypothèses. Les archéologues tentent de comprendre quelle est l’origine de cette frise bien étrange, unique. Une tête de bélier récurrente semble être la signature d’un des sculpteurs. La diversité des styles laisse penser que plusieurs artistes se sont succédé. Depuis 1973, la caverne se visite, mais sa préservation est un enjeu majeur et pourrait conduire à la fermeture au public avec un “fac-similé”, sur le modèle de Lascaux 2 ou de la grotte Chauvet. Le lieu n’a encore pas révélé sa nature, l’intrigante bande dessinée murale garde ses secrets. ● Matthieu Frachon

Les caves des Mousseaux, à Dénézésous-Doué. Un ensemble de personnages sculptés dont l’origine demeure inconnue, culte ancien, refuge pour les hérétiques ou canular rabelaisien ?

MAIRIE DE DÉNEZÉ

Dénézé-sous-Doué

cette histoire. Pas question d’exhiber ces sculptures certainement issues d’un rite païen ou hérétique, ou encore fruits d’une provocation. On referme et on passe à autre chose. Deux cents ans plus tard, ou presque, en 1956, la cave est redécouverte, par hasard, par deux enfants. Aussitôt, elle est explorée, disséquée, mise au jour. La caverne sculptée de Dénézé-sous-Doué se révèle un mystère. C’est une véritable enquête policière qui démarre alors.

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Figures souterraines

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Légendes des provinces

BILDARCHIV MONHEIM GMBH/ALAMY STOCK PHOTO

Des symboles dans les caissons

PETER HORREE/ALAMY STOCK PHOTO

Le lieu est une facette de cette région qui fut l’écrin de la France royale, où le fastueux côtoie l’étrange. À 15 kilomètres d’Angers, entre Mayenne et Sarthe, le bâtiment a un petit air Renaissance débutante, une allure à la fois chic et bourrue. Jean Bourré (1424-1506) a donné son nom à ce château, un édifice mi-militaire mi-agrément. Grand argentier du roi Louis XI, Bourré est un constructeur infatigable qui fit bâtir plusieurs châteaux en Anjou. En 1945, Eugène Canseliet — disciple du mystérieux et improbable Fulcanelli, alchimiste français qui aurait écrit le Mystère des cathédrales et les Demeures philosophales — publie un ouvrage, Deux logis alchimiques, en marge de la science et de l’histoire, qui fait de la salle des gardes du château un haut lieu de l’alchimie, un endroit rempli d’ésotérisme et de mystère. Dans cette salle, il faut lever la tête et observer les peintures du plafond à caisson, un damier dans lequel s’enchâssent 24 tableaux. Si huit ne sont que des représentations de contes populaires, comme celui où une jeune paysanne « coud le cul de la pie Mahaud qui parlait trop haut », les 16 autres apparaissent symboliques. L’alchimiste d’autrefois n’espère pas seulement transformer le plomb en or, il mêle le sacré au profane. Les tableaux du Plessis-Bourré sont emplis de ces représentations. Un bestiaire fantastique se déploie sous nos yeux : singes, licornes, dragons… L’ensemble est entouré de feuilles et de tiges, symboles telluriques pour les alchimistes. Le bélier représente le soufre, le cerf le mercure, deux éléments clefs de ces “savants”. En décryptant ce plafond, Canseliet affirme que Jean Bourré a laissé un message, un code : ni plus ni moins que le secret de la pierre philosophale, celle qui permet de transformer le plomb en or ! Balivernes, répondent les historiens et les sceptiques, Bourré était un esprit de son temps, qui a seulement voulu un plafond en adéquation avec

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Le Plessis-Bourré

les canons de la décoration médiévale. L’hypothèse d’un grand argentier du roi maîtrisant le secret de l’or est bien séduisante, admettons-le ! ● M. F.

La salle des gardes du château du PlessisBourré. La pierre philosophale cachée au plafond ?

Le grimoire de pierre Chambord François Ier a fait édifier Chambord à partir de 1519. Ce château reflétait sa vision de l’art, sa gloire, son esprit féru d’architecture, de peinture. On raconte que c’est Léonard de Vinci qui en dessina les plans. Hélas, il n’en reste aucune trace, mais c’est plausible, la patte du maître est bien présente. D’aucuns vont plus loin, expliquant que le château est empli de messages cachés, de symboles, de codes secrets… Un vrai grimoire de pierre. En outre, Chambord est en alignement quasi parfait avec l’autre domaine royal, Fontainebleau, et la basilique de Reims, lieu de couronnement des rois de France. On peut difficilement faire plus symbolique. Par ailleurs, le signe de François Ier est le “8” renversé, un nœud à plat, on le trouve partout à Chambord. Sur les murs, dans les tableaux… Dans le donjon, la lettre “F”, omniprésente également, est renversée : elle indique la direction de Fontainebleau ! Troublant ! De plus, mots inversés entre deux lieux, symboles que l’on retrouve à Fontainebleau… Des esprits débridés ont tout tordu, tout imaginé : messages évoquant une civilisation extraterrestre, preuves de l’existence de Dieu, codes royaux, prévisions… La littérature ésotérique et polardeuse s’en est emparé. Une chose est certaine, le grimoire de pierre n’a pas fini d’exciter l’imagination de ceux qui le visitent. ● M. F.

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Le château de Chambord. Bâti en un temps où l’alchimie faisait florès.

L’histoire de France vue de “Paris-sous-terre” Carrières

Aménagées pour empêcher la capitale de s’effondrer, au XVIIIe siècle, elles conservent les traces de la Révolution, de la guerre de 1870 et de la Seconde Guerre mondiale. Parcourir les sous-sols parisiens, c’est remonter le temps. Une balade qui commence juste quelques années avant la Révolution française. Précisément en 1777, année de la création de l’Inspection des carrières sous Paris et plaines adjacentes par décret royal. « Charles-Axel Guillaumot, architecte du roi, fut nommé à la tête de ce service », explique Gilles Thomas. Pour l’auteur de très nombreux ouvrages sur les carrières — dont les Catacombes de Paris et les Catacombes, histoire du Paris souterrain — cette inspection était devenue une nécessité. Au cours des XVI e et XVII e siècles, de nombreuses petites carrières indépendantes virent en effet le jour dans les faubourgs parisiens, pour en extraire des pierres utilisées afin de construire les monuments de Paris. Mais la capitale gagnant du terrain et l’espérance de vie n’excédant pas 40 ans, ces carrières tombèrent dans l’oubli au fur et à mesure de l’arrivée des nouvelles générations. Et ce qui devait arriver arriva : dans la seconde partie du XVIIIe siècle, les effondrements se multiplièrent dans la capitale et sa proche ban-

lieue : place Denfert-Rochereau, à Ménilmontant, au niveau du Luxembourg (dans la propriété de la marquise de Roncet), etc. Pourtant, dès 1776, il y eut les premières tentatives de renforcement des carrières, réalisées par un mathématicien, Antoine Dupont : « Il fit établir des massifs de confortation aux endroits des carrières qui présentaient des faiblesses », décrit Gilles Thomas. Elles ne furent pas judicieusement positionnées. Guillaumot eut au contraire l’idée de construire des piliers de renforcement à l’aplomb des bâtiments. Il décida aussi de relier les carrières indépendantes par des galeries et de consolider les vides en prenant soin de répertorier les différents renforts : chacun portait un numéro, l’initiale du responsable de l’inspection et l’année. Le premier fut donc “1G1777”. On considère aujourd’hui que Guillaumot fut l’homme qui sauva Paris de l’effondrement ; une place portant son nom devrait être bientôt inaugurée dans le XIVe arrondissement. u

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PHOTOS : ROLLINGER-ANA/ONLYFRANCE.FR /AFP; FREDERIC PAYA

Légendes des provinces

L’ossuaire de Denfert. Les ossements des cimetières parisiens y ont été transférés de 1785 à 1933. Il y eut deux grandes périodes de transfert, la Révolution (1786-1814) et les travaux haussmanniens (1859-1860). De Gilles Thomas : “Les Catacombes de Paris”, Parigramme, 122 pages, 12 € ; “les Catacombes, histoire du Paris souterrain”, Le Passage, 390 pages, 19 €.

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FRANCK ALBARET

Légendes des provinces

De nombreuses galeries furent donc creusées dans les masses de calcaire sous la rive gauche. Pour se repérer, Guillaumot décida d’y apposer les noms de rue qui étaient au-dessus. Cela peut aujourd’hui nous sembler logique, mais les plaques de rues ne firent leur apparition qu’en 1728. Les carrières indiquent donc la topographie de la capitale telle qu’elle était au XVIIIe siècle, avec les noms d’époque : rue de la Voie-Verte (devenue rue du Père-Corentin), avenue d’Orléans (aujourd’hui, avenue du GénéralLeclerc), etc. En 1779, fut introduit à Paris le premier système de numérotage des rues. Au début, les numéros se suivaient sur le même côté d’une rue, selon la technique dite du choc en retour (au bout de la rue, on la traverse et on reprend la numérotation). Parce que l’Inspection des carrières était née d’un décret royal, une fleur de lys était aussi gravée.

Sur les plaques d’inspection, fini le calendrier grégorien, place au calendrier révolutionnaire, dès 1792. La Révolution française fit table rase du passé : « De nombreuses décisions administratives furent prises, dont on retrouve les vestiges sous Paris », constate Gilles Thomas. Les fleurs de lys furent pratiquement toutes burinées (des traces de coups de marteau sur certaines plaques sont parfaitement visibles) ; il n’en reste plus que 10 dans le réseau des carrières sous la rive gauche. Fini également le calendrier grégorien, place au calendrier révolutionnaire dès 1792 : de nombreuses plaques comportent les inscriptions 1R, 2R, jusqu’à 14R. En 1793, un décret fut aussi pris pour interdire toute référence à la religion. Les rues à l’air libre et les galeries en sous-sol furent débaptisées : la rue Saint-Jacques s’appela la rue Jacques. Au moment 106 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

de la Restauration, les carriers, parce que les plaques étaient trop petites, n’eurent juste que la place d’y graver “St”. Le système de numérotation des rues étant né sous la royauté, les révolutionnaires mirent au point un nouveau système — reposant sur des sections administratives —, tellement compliqué qu’il fut aboli en 1805. C’est à cette époque que naquit le système pair et impair, faisant référence à la Seine. Enfin, parce que le système métrique vit le jour en 1795, les carriers, habitués à compter en pouces et ne sachant pas trop à quoi correspondait cette nouvelle mesure, firent des conversions et gravèrent, pour indiquer la profondeur des puits d’accès, des indications comportant quatre chiffres après la virgule, qui sont encore visibles. Ces mêmes carriers, qui passaient leurs journées sous terre, prirent l’habitude d’utiliser les murs des carrières pour écrire ou dessiner leur journal.

Sur les murs d’une galerie, le carrier Célestin-Pierre Picoup annonce qu’il part à l’armée. À gauche, une des très rares plaques portant encore une fleur de lys, rappelant que l’Inspection des carrières a été créée sous Louis XVI. Ci-dessous, dessin d’un Prussien, datant de la guerre de 1870.

PHOTOS : JEAN-PHILIPPE GUICHARD ; FREDERIC PAYA

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Légendes des provinces Ainsi, sous la rue d’Assas, un certain “CélestinPierre Picoup, né en 1789, a tiré le 18 mars de l’an 1808, le numéro 297 fait par la main du conscrit”. Il a vraisemblablement participé à une guerre napoléonienne. En revint-il ? C’est une autre histoire. Un autre, voyant la première girafe arriver à Paris en 1857 (elle avait été offerte à Charles X par le viceroi d’Égypte, Méhémet Ali, et vint à pied de Marseille, accompagnée par Geoffroy Saint-Hilaire), la dessina au noir de fumée sur le ciel d’une carrière à Montrouge.

u Dessin de la première girafe arrivant à Paris, en 1857. Ci-dessous, vestiges de l’abri allemand de la Luftwaffe sous le lycée Montaigne.

ici que fut coordonnée la libération de Paris par le colonel Rol-Tanguy à partir du 20 août 1944. Cet ouvrage compte plusieurs sorties (dans le laboratoire d’essais des matériaux, dans la gare DenfertRochereau et directement dans les carrières). « Chaque jour à cette période, un major allemand chargé de la surveillance appelait cet abri en demandant si tout allait bien, bien sûr il lui était systématiquement répondu par l’affirmative », s’amuse Gilles Thomas.

PHOTOS : FREDERIC PAYA ; BRUNO LAPEYRE

Seconde grande période dont on retrouve des traces sous Paris, la guerre de 1870 : les Prussiens encerclaient la ville.«Onamaintenudescommunications entre Paris et sa banlieue : par ballons dans le sens Paris-province et, en sens inverse, par le système des boules de Moulins et par pigeons voyageurs, explique Gilles Thomas. Un auteur, spécialiste des carrières, Pierre-Léonce Imbert, eut l’idée d’utiliser les carrières sachant qu’elles communiquaient entre Paris et la banlieue, mais il ne fut pas pris au sérieux. » Les services de l’Inspection des carrières relièrent toutefois les forts existant au sud de Paris (Montrouge, Vanves), au réseau souterrain. Mais ce qu’on ne sait pas, c’est que les Prussiens envisagèrent, eux aussi, d’envahir Paris par les sous-sols. Dans les carrières de Saint-Cloud, de Vincennes et de Montsouris, on peut trouver des inscriptions en prussien remontant aux années 1870. Une crainte prise au sérieux par quelques carriers qui dessinèrent sur les murs d’une galerie, sous le VIe arrondissement, un Prussien en train de tirer au pistolet. Les carrières de Paris ne servirent pratiquement pas pendant la Première Guerre mondiale (seules deux inscriptions sont visibles sous la rue Notre-Dame-des-Champs : “Marchons pour Berlin” et “Vengeons et mourons”), le danger étant plus aux portes de Paris que dans les airs, même si à cette époque l’aviation prit son essor et l’on découvrit les gaz de combat. Les sous-sols parisiens furent en revanche utilisés pendant la Seconde Guerre mondiale, en raison des bombardements (les avions pouvaient venir en ligne directe de Berlin), surtout à partir de 1944. Il fallut donc protéger les Parisiens : la capitale compta jusqu’à 40 000 abris, dans les caves des immeubles, sous les ministères, les hôpitaux, les gares, dans les stations de métro. Certaines carrières furent transformées en refuges. Notamment sous Denfert-Rochereau où fut construit un abri pour les services techniques de la ville : c’est

GILLES THOMAS

En 1944, des uniformes allemands abandonnés furent trouvés au pied de l’escalier menant à la rue Bonaparte.

Un des refuges les plus connus par les cataphiles est sans nul doute l’abri allemand situé sous le lycée Montaigne (réquisitionné par la Luftwaffe pour devenir le quartier général, il abritait 600 hommes). On peut encore y voir des inscriptions en allemand (“Rauchen verboten” sur les murs et “Krankenrevier” sur la porte de l’infirmerie). Les sous-sols du Sénat cachaient aussi un autre abri allemand, dont une des sorties de secours donnait dans la rue Notre-Dame-des-Champs. À la Libération, des hommes de la deuxième DB trouvèrent des uniformes allemands, laissant penser que des soldats s’en étaient débarrassés pour se fondre dans la foule parisienne. Enfin, non loin de là, il y a un dernier ensemble, surnommé l’abri Laval ; il est situé sous la rue des Feuillantines, à l’aplomb de l’école publique. Il fut réquisitionné à la demande de Pierre Laval, et des travaux y furent effectués pour qu’il puisse recevoir 60 personnes. ● Frédéric Paya

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Légendes des provinces

La colère du “petit homme rouge” Tuileries

Le palais fut, pendant trois siècles, le cœur battant de notre histoire. Incendié sous la Commune, rasé sous la IIIe République, on le disait frappé d’un mauvais sort.

SELVA/LEEMAGE

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Louis XV, de Louis XIV, de la Grande Mademoiselle, d’Henri IV ou de Catherine de Médicis. Des murs entre lesquels battit, plus de trois cents ans durant, le cœur de l’histoire de France. C’est en 1564 que Catherine de Médicis décida de faire bâtir une résidence à l’ouest du Louvre. Elle fit appel à l’architecte Philibert Delorme pour édifier la nouvelle demeure. Celle-ci s’élèverait à la place d’une ancienne maison qu’habita Louise de Savoie, sur des terrains occupés par des cabarets, des baraques de maraîchers et d’artisans, ainsi que par des fabriques de tuiles — d’où le nom de Tuileries donné, dès le XIIIe siècle, à ce lieu. Deux ans plus tard, la construction sort de terre. Encore quatre ans et l’on peut admirer les premiers éléments du grand bâtiment projeté entre la Seine, au sud, et le faubourg Saint-Honoré, au nord : un pavillon central — dit de l’Horloge —, flanqué de deux galeries latérales, l’aile sud s’achevant par un pavillon d’angle. Mais les finances se tarissent, les troubles religieux s’aggravent (bientôt, ce sera la

Vue en perspective des Tuileries et du Louvre depuis les ChampsÉlysées, vers 1870 (dessin anonyme). Commencés trois siècles plus tôt, les travaux de cet ensemble palatial unique sont, alors, tout juste achevés.

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Celui qui signait G. Lenotre (1855-1935) et se voulait le père de la “petite histoire” aimait à rappeler comment sa vocation de “reporter du passé” s’était affermie au spectacle saisissant de la majestueuse carcasse calcinée du palais des Tuileries. Celui-ci avait été incendié quelques années plus tôt, sous la Commune. Modeste employé au service des statistiques du ministère des Finances, le jeune homme contemplait en effet ce « grand squelette de pierre » depuis la fenêtre de son bureau. Dès qu’il le pouvait, il s’en allait flâner au milieu des glorieuses ruines. Moments privilégiés, confiera-t-il, durant lesquels les fantômes hantant ces vestiges vénérables semblaient l’entourer. Et quels fantômes : Napoléon III, Louis-Philippe et la reine Marie-Amélie, les rois Charles X et Louis XVIII, le duc de Berry, Napoléon, les impératrices Marie-Louise et Joséphine, les conventionnels et les membres du Comité de salut public, les députés des Assemblées constituante et législative et, bien sûr, Louis XVI, la reine MarieAntoinette, le dauphin et sa sœur, ramenés de force de Versailles le 6 octobre 1789 ! Sans parler de

Légendes des provinces

Comité national pour la reconstruction des Tuileries : 21, rue de Bièvre, Paris Ve. Tél. : 01.53.10.11.66. www.tuileries.org

Saint-Barthélemy) et, au début de 1572, Catherine suspend le chantier et quitte le Louvre. Férue d’arts divinatoires, elle a été impressionnée par une confidence de son astrologue, Côme Ruggieri : une singulière apparition entourée d’un halo rougeoyant serait venue le visiter en rêve pour lui annoncer que la reine mère mourrait « près de Saint-Germain » et que les Tuileries seraient frappées de malédiction. Ainsi naît la légende du “petit homme rouge” des Tuileries, fantôme d’un boucher assassiné parce qu’il refusait d’évacuer la parcelle de terrain qu’il occupait, au beau milieu de l’emplacement du futur palais. S’avisant que celui-ci dépendait de la paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois, Catherine s’en ira loger à l’hôtel d’Albret, près de l’église SaintEustache. Malgré ces précautions, elle est rattrapée par la prédiction : le prélat qui l’assiste dans ses derniers instants, à Blois, le 5 janvier 1589, s’appelait, dit-on, Julien de Saint-Germain. Le chantier des Tuileries est alors à l’abandon. Seul le jardin a pris forme, séparé par un large chemin boueux, à l’ouest, des bâtiments édifiés. Henri IV décide, en 1594, de reprendre les travaux. Pour relier les deux ensembles du Louvre et des Tuileries, il confie à l’architecte Jacques II Androuet du Cerceau le soin d’achever la construction de la Grande Galerie — ou galerie du Bord de l’eau —, le long de la Seine, et de raccorder celle-ci au pavillon de Bullant. À la mort du roi, en 1610, rien n’est achevé. Le Louvre s’étend, certes, jusqu’aux Tuileries, mais celles-ci ne sont encore qu’une enfilade de constructions disparates et vides.

Charmés par le jeune Louis XV, les Parisiens viennent en foule, dans le jardin, pour l’apercevoir et l’acclamer. Leur première habitante est Mlle de Montpensier — la Grande Mademoiselle —, nièce de Louis XIII, qui y réside jusqu’en 1652. Sa participation active à la Fronde lui valant d’être exilée par son cousin Louis XIV, les Tuileries sont de nouveau désertées. Toutefois, en 1659, le Roi Soleil rouvre le chantier. Remaniés selon le goût classique, le corps central et l’aile sud menant au Gros Pavillon — rebaptisé pavillon de Flore — sont complétés d’une aile nord symétrique que termine, aussi, un grand pavillon d’angle, le pavillon de Pomone — futur pavillon de Marsan, du nom d’une de ses occupantes. Premier souverain à établir sa résidence aux Tuileries, en 1667, Louis XIV quitte Paris pour s’installer définitivement à Versailles en 1678. Voilà le palais de nouveau abandonné. Jusqu’à ce que, en 1715, après la mort de son arrière-grand-père, le petit Louis XV, âgé de 5 ans, y prenne ses quartiers. Charmés par le jeune roi, les Parisiens viennent en foule, dans le jardin, pour l’apercevoir et l’acclamer. Opéras, concerts et réceptions se succèdent. Mais, en 1722, le “Bien-Aimé” retourne à Versailles. « Le château des Tuileries va rester veuf de ses maîtres. Ils n’y paraîtront qu’en passant, commesi un mauvais sortle desti-

nait à n’être pour la monarchie qu’une sorte de pied-àterre où elle redoute de s’établir », écrit Lenotre. « Veuf de ses maîtres », mais néanmoins habité. En effet, comme le Louvre, les Tuileries sont peuplées par une nombreuse et joyeuse bohême d’artistes, de comédiens, de gens de lettres et de seigneurs logés là grâce à la libéralité du roi. Aussi est-ce une belle panique lorsque, le 5 octobre 1789, est annoncé le retour, pour le lendemain, de la famille royale et de la cour. En vingt-quatre heures, cette population doit quitter les lieux. Le 6 octobre au soir, le roi et sa famille s’installent dans un château dégradé, froid et humide. Les appartements sont remis en état et meublés. Pour Louis XVI et les siens, conduits là de force par les émeutiers, ce palais fut une première prison, annonciatrice de leur tombeau. Un palais assiégé et un roi humilié, le 20 juin 1792 ; un palais envahi et mis à sac dans une orgie de sang et un monarque déchu, le 10 août suivant. Selon le conventionnel Dulaure, le “petit homme rouge” des Tuileries serait apparu à plusieurs reprises à MarieAntoinette durant ces terribles journées. Emménageant dans le palais, où il a décidé de fixer le siège du gouvernement, Bonaparte confie à son secrétaire Bourrienne : « Ce n’est pas le tout d’être aux Tuileries, il faut y rester. » Joséphine s’y sentira mal à l’aise. Marie-Louise également. Le palais sera néanmoins le cadre d’une vie de cour éclatante sous l’Empire, somptueuse et empreinte de gaieté sous le second Empire. Des lieux qui ne cessent de s’embellir et de s’agrandir : outre l’arc de triomphe du Carrousel, construit entre 1807 et 1809, Napoléon réactive les travaux de jonction du Louvre et des Tuileries ; son neveu Napoléon III les mènera à bien. Mais les lieux semblent poursuivis par le mauvais sort : le 29 juillet 1830 et les 24 et 25 février 1848, ils sont attaqués et pillés ; de même, en 1870, deux jours après la reddition de Sedan, une nouvelle émeute chasse, le 4 septembre, l’impératrice Eugénie. Le “petit homme rouge” resurgit, popularisé entretempsparunechansondeBérangeretparBalzac !Le 23 mai 1871, alors que l’armée versaillaise avance dans Paris aux mains de la Commune, une trentaine de fédérés, sous les ordres des nommés Bergeret et Bénot, badigeonnent les Tuileries de pétrole et de goudron. À la nuit tombée, le palais est un immense brasier. Aux dires de certains témoins, le visage grimaçant du “petit homme rouge” serait, alors, apparu une dernière fois à une fenêtre. L’incendie fait rage durant près de soixante-douze heures. Pourtant, s’il ne reste rien de l’intérieur, les structures sont toujours debout. D’où de nombreux projets de restauration. Mais la IIIe République préférera, en 1883, raser les Tuileries. De nombreux vestiges en seront vendus. Depuis, l’idée de rebâtir le palais n’a jamais disparu. Depuis 2002, un Comité national pour la reconstruction des Tuileries milite en faveur d’une telle idée. En dépit de la légende du “petit homme rouge”. ● Christian Brosio Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 109

PHOTOS : DANIEL MARTIN/MUSÉE DES AUGUSTINS ; AKG-IMAGES

Source féconde des arts Moins peints en France, au XIXe siècle, période d’un matérialisme obtus, qu’en Angleterre, en Espagne ou en Allemagne, les mystères ont cependant suscité l’engouement d’écrivains et de poètes — sans hoir ni lignée. Ils rejoignirent par ce chemin de liberté leurs anciens des temps médiévaux, pour qui l’extraordinaire était commun.

“Les Licornes”, par Gustave Moreau (1885-1888, Paris, musée Gustave-Moreau). Son inspiration se nourrissait de mythologie et d’histoire sainte, de luxe et de luxure dans un décor onirique. En bas, “le Cauchemar”, par Eugène Thivier (1894, marbre, Toulouse, musée des Augustins). Un sculpteur classique, mais la fascination des romantiques pour les monstres.

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La convocation des ténèbres Littérature

En réaction au classicisme et au rationalisme traversant l’époque, les lettres françaises du XIXe siècle puisent dans le temps et l’espace leur inspiration et redécouvrent les ténèbres et la magie. Promenade dans les dédales de l’étrange. Triomphe de la science, aboutissement de la raison, incarnation du progrès, le XIXe siècle français est sérieux, bourgeois, urbain et médical. La Révolution était sa genèse, la science est sa religion. Son idéal est technique, moral et sans aspérité. Dans les gazettes et les romans populaires, il revêt l’apparence de Monsieur Prudhomme, caricature du bourgeois incarnée au spectacle par Henry Monnier, sot et sage tout à la fois. Paul Verlaine lui consacre un poème éponyme dans les Poèmes saturniens (1866), et il est la voix du Dictionnaire des idées reçues (posthume, 1911) de Gustave Flaubert. La production littéraire du XIXe siècle, pourtant, au-delà de la satire, brille aussi par sa créativité. Une voie libératrice se dessine, à la fois sombre et sublime, vectrice d’évasion, antidote au quotidien. Cette fantaisie, qu’elle convoque comme refuge ou rejet d’une époque plate, en lutte contre ce que ses thuriféraires nomment l’obscurantisme, est présente dans des œuvres qui, tout au long du siècle, s’illustrent par leur variété et leur volonté de réenracinement dans un passé réel ou mythique. En opposition avec le réalisme, deux expressions vont donc émerger au XIXe siècle : le fantastique et le merveilleux. Contre l’esprit du siècle, elles proposent un autre postulat, dont la postérité retiendra l’éclat, le génie esthétique. Le surnaturel (ce qui dépasse la nature, qu’on ne peut expliquer) s’exprime et le surréel (qui dépasse le réel), parfois. Les poèmes, les récits sont mythiques, chrétiens ou païens, régionalistes, cosmogoniques. La réintroduction de Dieu au sein d’un paysage rationaliste jugé austère et sans espérance évoque un retour à l’Enfer de Dante, au spectacle offert par le bien et le mal contre un temps qui se veut au-dessus de toute loi morale. Un retour au Moyen Âge, à son imaginaire, entre lumière et ténèbres, qui permet aussi la réintroduction de l’étrange, du lugubre dans l’expression littéraire. Le romantisme est né. Enpeinture,leRadeaudelaMéduse, de Géricault, la Mort et le Fossoyeur, 112 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

de Schwabe, Rivage avec la lune cachée par des nuages, de Caspar David Friedrich, en seront parmi les célèbres expressions. En littérature française, c’est François-René de Chateaubriand qui introduit le genre. Il est le traducteur du Paradis perdu, de Milton, ce poème épique publié en 1667, où se côtoient Adam, Ève et Satan, dont on a pu dire qu’il préfigurait le romantisme. Chateaubriand est avant tout l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. Publiés en 1848, après sa mort, ils collectent ses souvenirs, se veulent aussi épiques qu’intimistes, la peinture d’une époque servie par l’introspection et l’élégie. Dans ses œuvres de jeunesse, on trouvait déjà deux thèmes essentiels du romantisme, qui marqueront tout le siècle, la nature et l’exotisme. Atala (1801) et les Natchez (1826), œuvres écrites durant sa période d’exil en Angleterre, évoquent le Nouveau Monde. “Natchez” est le nom d’une tribu indienne, et c’est cette Amérique, cette terre inconnue, mythique, qui devient le support d’une épopée moderne. Orient, mystère, voyage. Les frères Goncourt rapportent dans leur journal, en 1863, ces paroles supposées de Théophile Gautier : « Il y a deux sens de l’exotisme : le premier vous donne le goût de l’exotique dans l’espace, le goût de l’Amérique, le

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goût des femmes jaunes, vertes, etc. Le goût plus raffiné, une corruption suprême, c’est le goût de l’exotique à travers le temps. » Orientaliste, il est l’auteur du Roman de la momie et de Constantinople. La nature et l’exotisme traversent aussi son œuvre, ainsi que celle de Charles Baudelaire, qui dédie

Des auteurs, anglais ou allemands, se sont inspirés de l’esprit du Moyen Âge saxon et influeront sur la production française. d’ailleurs les Fleurs du mal (« ces fleurs maladives ») à Gautier, en 1857. En leur sein, l’Invitation au voyage répond au poème en prose du Spleen de Paris, Anywhere out of the World. Sortir du monde connu, triste et laborieux, afin d’atteindre un univers rêvé où « tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté », tel est le projet baudelairien.

Décor pour “l’Après-midi d’un faune”, ballet de Vaslav Nijinski, peint par Léon Bakst (1912, Paris, musée national d’Art moderne). À gauche, la “Divine Comédie”, de Dante, illustration de Franz von Bayros (1921, Vienne).

Ainsi que l’exposait Théophile Gautier, l’exotisme temporel existe également. Au XIXe siècle, sous l’influence de Michelet et d’Augustin Thierry, on redécouvre le Moyen Âge et, avec lui, la production littéraire du XIIe siècle, qui décline la légende arthurienne sous la plume de Chrétien de Troyes. D’autre part, Walter Scott, romancier anglais, a une influence considérable sur la production littéraire française. Les auteurs du drame romantique s’en réclameront. L’histoire est partout, le théâtre est sa scène. Alfred de Vigny écrit Cinq-Mars. Hugo livre Hernani, et surtout Cromwell, dont la célèbre préface fixelesrèglesduthéâtreromantique.QuantàBalzac, ilrendhommageàl’auteurd’Ivanhoédanssapréface de la Comédie humaine. La rédaction des Chouans n’est-elle pas, d’autre part, fortement influencée par l’impression que Waverley, premier roman de Walter Scott, a laissée sur Balzac ? D’autres auteurs, u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 113

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u anglais ou allemands, se sont inspirés de l’esprit du Moyen Âge saxon et influeront sur la littérature française. En théâtre, citons Schiller, Goethe et Shakespeare. En poésie, la plume noire et macabre de De haut en bas, Byron, que Baudelaire admira tant. une des couvertures du “Horla”, Il est également un autre exotisme, c’est celui de Maupassant, des survivances anciennes, imaginaires mais illustration tenaces. Le projet de George Sand n’est pas autre, de William Julianlorsqu’elle entreprend la rédaction de ses Légendes Damazy (1904, rustiques (1858), recueil de mythes et de récits oraux collection privée) ; de la région du Berry. Douze récits dans lesquels on “Volaverunt”, croise loups-garous et sorcières, farfadets et lavanpar Goya dières de la nuit. Un mélange champêtre et supersti(1799,Madrid, tieux de fables et de légendes régionalistes qui bibliothèque répond bien à la volonté de sauvegarde du patrinationale) ; moine populaire, menacé d’oubli dans un siècle “la Grand’Bête”, tourné vers la ville et l’industrie. Dans sa première par Maurice Sand, édition, l’ouvrage est illustré par Maurice Sand (fils illustration de l’écrivain, dont il a adopté le pseudonyme), dont des “Légendes les dessins sont un curieux mélange de noirceur rustiques”, romantique et, selon Eugène Delacroix, de « charde George Sand. mante naïveté d’intention ». On retrouve également chez Jules Amédée Barbey d’Aurevilly une volonté d’inscrire sa littérature, entre récit historique et fantastique pur, dans le régionalisme. Le roman l’Ensorcelée (1852) puis le recueil de nouvelles les Diaboliques (1874) se déroulent dans une Normandie faussement réaliste, réellement fantastique. Prenant appui, pour l’Ensorcelée, sur la réalité historique des guerres chouannes de la Révolution (qu’il utilisera également dans un autre roman, le Chevalier des Touches), Barbey raconte une histoire d’abbé jeteur de sorts, vengeur de la cause catholique. Quant aux nouvelles des Diaboliques, elles sont tout entières tournées vers le fantastique, l’insertion d’un ou plusieurs éléments surréels dans une réalité sociale et topographique existante. Citons encore les Contes cruels, d’Auguste de Villiers de l’Isle-Adam (1883), qui comptent une palette de tonalités importantes (satire, tragique, fantastique) et mettent en scène l’archétype du bourgeois, aux prises avec la cruauté de l’auteur. Aux limites du surnaturel, on trouvera le Horla, de Guy de Maupassant (1887), journal intime d’un châtelain normand vivant avec l’angoisse que le Horla vienne le visiter. Incarnation de l’angoisse et de la folie, nous ne saurons jamais si le Horla existe ou s’il est le produit de l’imagination du narrateur, dérivant entre la réalité et la psychose.

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Monstruosité, monstre et monstration. À la toute fin du XVIIIe siècle, les Caprices de Goya avaient donné le ton, ces eaux-fortes qui mettent en scène des personnages hybrides et cauchemardesques illustrant les vices et les excès des hommes, la violence et la cruauté. Les poètes s’en inspirent. Les Chimères, de Nerval, sont publiées à la fin du recueil de nouvelles lesFillesdufeu, dont il est le prolongement, en 1854. Qu’est-ce qu’une chimère ? Créature mythologique, féroce et inquiétante, elle

Source féconde des arts possède la tête et le poitrail d’un lion, le ventre d’une chèvre et la queue d’un serpent. Les douze sonnets que Nerval appelle Chimères sont tout autant obscurs que lumineux, et célèbrent l’amour, la mort et la nature. Le célèbre poème El Desdichado (“le déshérité”) évoque l’univers médiéval (« Le prince d’Aquitaine à la tour aboli »), dans un décor étrange (« le soleil noir de la mélancolie ») abritant des figures imaginaires, des chimères dans la chimère («J’airêvé dans la grotte où nage la sirène »). Chacun sa chimère est aussi le titre d’un poème en prose de Baudelaire, une pièce allégorique décrivant des hommes marchant sans but sur un chemin et supportant sur le

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dos le poids d’une « monstrueuse bête », pour illustrer l’acceptation sisyphéenne du malheur humain et de l’impuissance à le conjurer. Le monstre est encore présent en roman, dans les Travailleurs de la mer, de Victor Hugo (1866), écrit durant sa période d’exil, à Guernesey. Morceau de bravoure, le combat du marin Gilliatt, héros du roman, contre la pieuvre géante préfigure le genre de l’heroic fantasy, qui fera son apparition dans la littérature populaire du XXe siècle. La représentation plastique qu’en propose Hugo, également dessinateur, rappelle précisément les Caprices de Goya. La technique utilisée est l’encre, l’insistance est faite sur les ombres et la lumière. Du monstrueux au bizarre, il n’y a qu’un pas, et c’est à la fois le ressort du fantastique et du merveilleux. En poésie, d’abord, ce bizarre marque le XIXe siècle. Baudelaire, toujours lui, intrigue en associant la dépouille et la passion dans la Mort des amants, où les « odeurs légères » côtoient « d’étranges fleurs », où spirituel et charnel s’entrelacent. Le bizarre, c’est aussi l’hermétisme d’un Mallarmé. L’Après-midi d’un faune, sa fameuse églogue, paraît en 1876, illustrée par Édouard Manet. Les vers sont travaillés à l’extrême, l’érotisme est esthète, mais le sens du poème ne semble pas donné à la première lecture. Comment entendre encore le fameux Sonnet allégorique de lui-même, mieux connu sous le nom de Sonnet en x, du même auteur (1899) ? Volontairement énigmatique, formaliste jusqu’à la provocation, ce sonnet se lit comme un exercice de style, comme l’expérience esthétique poussée à son paroxysme. La vanité semble guetter la quête du sens… à moins qu’il ne s’agisse de la folie, du mal ou de la démesure, comme chez le comte de Lautréamont. C’est sous ce pseudonyme qu’Isidor Ducasse fait paraître les Chants de Maldoror, à compte d’auteur, en 1869. Un recueil de poésie en prose, com-

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Du monstrueux au bizarre, il n’y a qu’un pas, et c’est à la fois le ressort du fantastique et du merveilleux.

“Baudelaire et la présidente Sabatier”, par Thomas Couture (vers 1850, ClermontFerrand, musée des Beaux-Arts) : le poète et sa muse, Apollonie. Au-dessous, une édition des “Fleurs du mal”, œuvre qui provoqua scandale, polémiques, procès et censure.

posés de six “chants”. Ce recueil, traversé par Maldoror, personnage énigmatique et inquiétant, n’est un récit qu’en apparence. C’est une épopée merveilleuse, un long poème sensuel, illustrant un dérèglement des sens et des comportements humains. Un certain exotisme du voyage intérieur rattache également les Chants de Maldoror aux romans de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir. En somme, l’unique fil conducteur de cette biographie faussaire et fantastique, qui ressemble à un long cauchemar, n’est autre que le personnage de Maldoror lui-même. Soupault, Aragon, Breton s’en souviendront. Pour les surréalistes, cet objet littéraire non identifié constituera un patronage de choix. Les voies tantôt sombres, tantôt magiques qu’emprunte la littérature française au XIXe siècle, à travers l’influence anglo-saxonne, constituent une matière prolifique, exubérante, dont l’imaginaire psychanalytique, dans le sillage du surréalisme, découlera sans peine. Fille du romantisme, du refus du rationnel, de la prise en compte des seules apparences, la théorie freudienne sera le royaume du rêve, lieu du bizarre, de la violence, de l’interdit réalisé, avec en particulier le concept d’inconscient. Cette littérature, antimoderne, antibourgeoise, contre la rationalité et l’ennui, semble l’avoir, alors, préfiguré. ● Solange Bied-Charreton Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 115

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La quête du rêve

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Gérard de Nerval

De “Faust” aux “Filles du feu” ou aux “Chimères”, son art s’est tout entier porté vers l’exaltation du monde du rêve, l’amenant finalement au suicide. Il n’avait eu d’autre obsession que de retrouver une France idéale dont il se voulait le descendant.

« Voici bientôt douze ans que, par un triste matin de janvier, se répandit dans Paris la sinistre nouvelle. Aux premières lueurs d’une aube grise et froide, un corps avait été trouvé, rue de la VieilleLanterne, pendu aux barreaux d’un soupirail, devant la grille d’un égout, sur les marches d’un escalier où sautillait lugubrement un corbeau familier qui semblait croasser, comme le corbeau 116 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

d’Edgar Poe : “Never, oh ! never more !” Ce corps, c’était celui de Gérard de Nerval, notre ami d’enfance et de collège, notre collaborateur à la Presse et le compagnon fidèle de nos bons et surtout de nos mauvais jours, qu’il nous fallut, éperdu, les yeux troublés de larmes, aller reconnaître sur la dalle visqueuse de l’arrière-chambre de la morgue. Nous étions aussi pâles que le cadavre, et, au simple sou-

“Le Poème de l’âme. Rayons de soleil”, par Louis Janmot, XIXe siècle, Lyon, musée des Beaux-Arts.

Source féconde des arts souvenirs transfigurés. En bon journaliste, Alexandre Dumas fut plus précis encore, au lendemain du drame. Il écrivait, le 30 janvier 1855, dans le Mousquetaire : « Arrêtez-vous d’abord à la place du Châtelet. Remarquez l’étrange coïncidence de ces deux noms : rue de la Tuerie, rue de la Vieille-Lanterne. On descend dans cette dernière. On craint à la fois de poser le pied sur ces marches glissantes, la main sur cette rampe mouillée. Dans l’obscurité, au fond de cette voûte, vous découvrez une fenêtre cintrée avec des barreaux de fer pareils à ceux qui grillent les fenêtres de prisons. Vous y êtes : c’est à ce croisillon de fer que le lacet était attaché. En face est un égout à ciel ouvert. L’endroit que je vous ai dit est sinistre. Eh bien, c’est là, les pieds distants de cette marche de deux pouces à peine, que, vendredi matin, à 7 heures 3 minutes, on a trouvé le corps de Gérard encore chaud et ayant son chapeau sur la tête. »

Tout juste âgé de 19 ans, il fait montre d’une exceptionnelle précocité en traduisant Goethe. Il serait vain de prétendre s’y recueillir. La sordide rue de la Vieille-Lanterne n’existe plus. Elle se trouvait à l’emplacement de l’actuel Théâtre de la Ville, et des chercheurs méticuleux ont même calculé que la fenêtre aux barreaux de laquelle Nerval s’est pendu a fait place à la loge du souffleur… Fils d’un médecin de la Grande Armée, Gérard Labrunie est né le 22 mai 1808 à Paris, rue SaintMartin. Il ne connaîtra pas sa mère, Marie Laurent, décédée deux ans plus tard en Silésie, où elle avait suivi son mari. Jusqu’à l’âge de 6 ans, Gérard sera élevé à Mortefontaine, dans ce Valois dont il fera une sorte de royaume enchanté, une contrée magique qui ressemblerait beaucoup à l’île de Cythère, telle que l’avait imaginée Watteau et qu’il admirait tant : « C’est une Cythère calquée sur un îlot de ces étangs créés par les débordements de l’Oise et de l’Aisne — ces rivières si calmes et si paisibles en été », écrira-t-il. Cette contrée, dont il déplorera la dévastation par le chemin de fer, Gérard n’aura de cesse de la rechercher chimériquement sous d’autres cieux, en Italie, en Allemagne ou en Orient, mais il notera : « En Afrique, on rêve l’Inde, comme en Europe on rêve l’Afrique ; l’idéal rayonne toujours au-delà de notre horizon actuel. »

venir de cette entrevue funèbre, le frisson nous court encore sur la peau. » Théophile Gautier évoque ainsi ce 26 janvier 1855, où le « doux Gérard » a mis fin, en plein cœur d’un vieux Paris bientôt promis à la pioche du baron Haussmann, à une existence qu’il n’avait jamais pu accorder à un idéal nourri de rêves radieux, d’hallucinations fabuleuses, de nostalgies féeriques et de

La réalité décevant perpétuellement ses espoirs, Gérard Labrunie choisira délibérément de lui substituer la remémoration et le rêve. Dans sa dédicace à Alexandre Dumas des nouvelles des Filles du feu et des sonnets des Chimères (1854), il précisera d’ailleurs que ces derniers ont été composés dans un « état de rêverie supernaturaliste ». Antonin Artaud n’hésitera pas à affirmer qu’ils « sont au sommet de tout ce que l’homme ait jamais écrit et pensé », et ce n’est pas sans bonne raison qu’André Breton a reconnu en leur auteur l’un des grands précurseurs du surréalisme. u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 117

Installé à Paris en 1814 avec son père, Gérard Labrunie fera ses études au collège Charlemagne et commencera très tôt à écrire et à publier des vers, sous le pseudonyme de Gérard de Nerval. Lié au cénacle romantique, il sera, le 25 février 1830, l’un des plus ardents partisans de Victor Hugo lors de la bataille d’Hernani. Mais quelque chose le distingue toutefois de nombre de ses amis : excellent germaniste, il est imprégné de ce romantisme allemand qu’avait entrevu Madame de Staël, et les fées de l’Oise auront chez lui un incontestable air de famille avec celles du Rhin… En 1827, tout juste âgé de 19 ans, il fait montre d’une exceptionnelle précocité en donnant une traduction du Faust de Goethe. Elle lui attirera cette réponse du maître de Weimar : « Je ne me suis jamais mieux compris qu’en vous lisant. » Théophile Gautier fera ce commentaire qui, en définitive, résume parfaitement tout l’art de Nerval : «Ce n’était pas là une vaine formule complimenteuse. Le style de Gérard était une lampe qui apportait la lumière dans les ténèbres de la pensée et du mot. Avec lui, l’allemand, sans rien perdre de sa couleur ni de sa profondeur, devenait français par la clarté. » Plus profondément, plus essentiellement romantique que tout autre écrivain français de sa génération, Gérard de Nerval n’aura d’autre obsession que de retrouver le monde perdu de son enfance et, par-delà, celui d’une France idéale, la France de Mélusine — dont il se voulait le descendant, dans un songe digne de Gobineau ! — et de la Belle au bois dormant. Les chansons et les rondes qui ont illuminé ses premières années constituent, comme chez Jean-Jacques Rousseau, le socle de son œuvre et de sa vision, dont Sylvie, la nouvelle la plus achevée des Filles du feu, est l’expression

Les apparitions féminines dans son œuvre portent en elles “le germe de l’intemporalité”. quasi miraculeuse. C’est que, comme Rousseau encore, Nerval reconnaît dans la chanson populaire la trace d’une tradition primordiale, voilée par l’écume de la modernité. Corinne Bayle fait à ce sujet cette judicieuse observation : « Seules les chansons, modèles absolus de l’écriture, poésie et musique accordées, passé et présent réconciliés, ont conservé la pureté de la langue et les entendre, les réécrire, donne une épaisseur imaginaire au temps, puisqu’il s’agit de ressusciter les choses et les êtres dans cette parole immémoriale. » Du dévoilement des lieux d’un passé recomposé résulte ce que Jean-Pierre Richard, dans le chapitre sur Nerval de Poésie et profondeur (Seuil), a appelé une «géographiemagique», propice à toutes les réapparitions. Ainsi dans ce sublime épisode de Sylvie, où les deux enfants, dans un grenier, revêtent des atours d’autrefois pour faire revenir de l’oubli l’ancienne France et plus encore. « La fée des légendes, éternellement jeune !… », s’exclame intérieurement 118 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

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Gérard en contemplant Sylvie dans sa robe « en taffetasflambé». Passionné d’occultisme, Nerval se livrait là à une opération dont il faudra attendre Marcel Proust pour retrouver l’équivalent, Marcel Proust qui, dans Contre Sainte-Beuve, écrivait justement qu’il avait « trouvé le moyen de ne faire que peindre et de donner à son tableau les couleurs de son rêve ». Quant à l’universitaire américaine Evelyne Ender, elle notera comment, dans Sylvie encore, « la construction de scènes mnésiques permet le déploiement d’une mémoire devenue le fondement même d’une ressaisie de la subjectivité, préfigurant en cela les découvertes récentes sur la mémoire affective en psychologie et neurologie ». Les apparitions féminines, qui culminent dans Sylvie et dans Aurélia(1855),portenten elles « le germe de l’intemporalité, à travers le prisme du souvenir », selon la formule de François Granier. Elles sont les jalons, ou plus exactement les fanaux d’un itinéraire initiatique au terme duquel Nerval espère atteindre à l’absolu, à l’éternelle jeunesse : «Me trouvantseul,écrit-ildans Aurélia, je me levai avec effort et me remis en route

Gérard de Nerval (en bas) et la représentation de son suicide par Gustave Doré (ci-contre), dans la rue de la VieilleLanterne, où il alla — “si discrètement que sa discrétion ressemblait à du mépris —, délier son âme dans la rue la plus noire qu’il pût trouver”, écrivit Baudelaire.

dans la direction de l’étoile sur laquelle je ne cessai de fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l’ayant entendu dans quelque autre existence et qui me remplissait d’une joie ineffable. En même temps, je quittais mes habits terrestres et les dispersais autour de moi. »

À quelqu’un qui lui reprochait de n’avoir pas de religion, il répondit : “Moi, pas de religion ? J’en ai dix-sept… au moins.”

En effet, dans l’impossibilité de réussir, sinon par l’écriture, la transmutation du monde réel en un monde idéal, Gérard de Nerval sera sujet à de violents accès de folie à partir de 1841, et il sera interné à plusieurs reprises, notamment dans la célèbre clinique psychiatrique du docteur Émile Blanche (qui accueillera plus tard Maupassant). Dans son inguérissable mélancolie, il attribuera son échec existentiel à une faute originelle et se “punira” en se donnant la mort. C’est du moins l’hypothèse que l’on peut émettre à l’endroit du génial et douloureux “voyant” qui, dans son poème le plus fameux, s’était à jamais représenté en ces termes : « Je suis le ténébreux, — le veuf — l’inconsolé. » ● Michel Marmin

“Midsummer Eve”, par Edward Robert Hughes (1908). “La fée des légendes, éternellement jeune !” de Nerval.

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La femme idéale, cette étoile telle que la rêve ou la réinvente Nerval à partir d’éblouissements suivis d’échecs pathétiques, comme sa liaison platonique et malheureuse avec l’actrice Jenny Colon (1837-1838), est consubstantielle à l’univers entier : ainsi Aurélia « se met à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements, tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel ». Faut-il voir, dans cette hallucination, la marque d’un panthéisme ? La question de la “religion” de Nerval est complexe… Il y a indéniablement une part très forte de panthéisme dans son œuvre, avec une coloration assez nettement alchimique. Il y a surtout la quête de cette hypothétique tradition primordiale qui, avec énormément de confusion, n’est pas sans annoncer celle dont René Guénon offrira au XXe siècle la définition la plus rigoureuse. On décèle ainsi, chez Nerval, un curieux mélange d’ésotérisme, de gnosticisme et de christianisme, ainsi qu’une attirance pour les religions à mystères du pourtour méditerranéen et pour les cultes orientaux les plus variés. Le fidèle Gautier rapporte qu’un jour, dans le salon de Victor Hugo, à quelqu’un qui lui reprochait de n’avoir pas de religion, il répondit : « Moi, pas de religion ? J’en ai dix-sept… au moins. » Son volumineux Voyage en Orient (1851) témoigne largement de cette boulimie syncrétique, résumée par ce vers “paganochrétien” des Chimères : « Le pâle Hortensia s’unit au Myrthe vert ! » Elle lui inspirera ses œuvres majeures, mais aussi elle le détruira.

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Perrault

Publiés en 1697, les “Contes” apparaissent comme un grand classique de la littérature française. Tirés du répertoire populaire oral, ils offrent une représentation singulière de la société du XVIIe siècle. Il était une fois un contrôleur des finances qui devint l’un des plus grands conteurs de tous les temps, Charles Perrault. Après des études de droit et plusieurs années passées au service de Colbert, il est élu à l’Académie française en 1671, dont il devient le directeur dix ans plus tard. En 1697, il publie ses Histoires ou Contes du temps passé, un recueil de huit contes (la Belle au bois dor-

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mant, le Petit Chaperon rouge, la Barbe bleue, le Chat botté, les Fées, Cendrillon ou la Petite Pantoufle de verre, Riquet à la houppe et le Petit Poucet) qui ont traversé les siècles sans prendre une ride et ont bercé l’enfance de nombreuses générations. Il est également l’auteur de la Marquise de Salusses ou la Patience de Griselidis, les Souhaits ridicules et Peau d’Âne. Les Contes sont l’œuvre la plus répandue de notre littérature, la seule que les enfants connaissent avant même d’avoir appris à lire. Mais elle demeure encore bien souvent méconnue : l’analyse littéraire l’a longtemps ignorée sous prétexte qu’elle était initialement destinée aux enfants. Pourtant, elle est riche de qualités esthétiques et tient une place centrale dans l’étude anthropologique de la société.

L’hypothèse qui prédomine est celle développée par les frères Grimm : les contes seraient la forme prise dans différents pays par des récits prototypes. L’origine même du conte est floue. Pour certains, il serait le dernier témoin d’une mythologie païenne. Mais l’hypothèse qui prédomine est celle développée par les frères Grimm : tout comme la plupart des langues de l’Europe moderne sont issues d’une langue commune, l’indo-européen, les contes seraient la forme prise dans différents pays par des récits prototypes. La plupart des contes de Perrault n’ont ainsi pas été inventés par lui et tirent leur origine du répertoire populaire oral. Par exemple,Peaud’Âne a plusieurs sources : l’histoire de Thibaud, prince de Salerne, de Straparole dans ses Nuits facétieuses, l’Histoire de la belle Hélène de Constantinople, livret de colportage paru à Troyes au XVIe siècle, et Orsa (l’Ourse), une nouvelle écrite par l’Italien Basile en dialecte napolitain. L’auteur actualise ensuite le contexte du récit, afin de l’ancrer dans une réalité politique, économique ou sociale que connaissent ses lecteurs. Barbe bleue permet ainsi de comprendre ce qui est considéré comme richesse à l’époque de Charles Perrault, à la fin du XVIIe siècle : « Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la Campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderie, et des carrosses tout dorés. » Plus encore, le mythe perdure à travers le conte. Dans la Belle au bois dormant, le thème de la fée vexée à l’origine de la malédiction du sommeil renvoie à la déesse de la discorde, Éris, qui, fâchée de ne pas avoir été invitée aux noces de Thétis et Pélée, lança sa fameuse pomme d’or qui se révélera fatale puisqu’elle provoquera indirectement la guerre de Troie… ● Agnès Pinard Legry

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Le maître des contes

Le Chat botté se déguise en marquis de Carabas (gravure de Gustave Doré). Extrait des “Contes de ma mère l’Oye”, repris d’une compilation italienne. L’alliance ancienne entre des humains et des animaux qui peuvent tout… ou presque.

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Quand la Bretagne chantait ses légendes Barzaz-Breiz

En 1839, Théodore Hersart de la Villemarqué publie un recueil de poésies et chants bretons. Un ouvrage fondateur qui contribua à forger l’identité bretonne. « Une seule province de France est à la hauteur, dans sa poésie, de ce que le génie des plus grands poètes et celui des nations les plus poétiques ont jamais produit : nous oserons dire qu’elle les surpasse. Nous voulons parler de la Bretagne. […] Quiconque a lu les Barzaz-Breiz, recueillis et traduits par M. de la Villemarqué, doit être persuadé avec moi », écrivait George Sand dans Promenade dans le Berry. Comme beaucoup, elle est tombée sous le charme du Barzaz-Breiz (“Recueil de poèmes de Bretagne” en breton), dont la première édition a

La Villemarqué a sillonné les campagnes de Cornouaille à la rencontre des paysans, afin de découvrir leur répertoire. été publiée en 1839 alors que Théodore Hersart de la Villemarqué, son auteur, n’a que 24 ans. « Nous savions [la Bretagne] bien forte et fière, mais pas grande à ce point avant qu’elle eût chanté à nos oreilles. Génie épique, dramatique, amoureux, guerrier, tendre, triste, sombre, moqueur, naïf, tout est là !… » Une riche palette d’émotions qui se découvre à la lecture de la centaine de chansons que comprend le recueil, issues de toutes les régions de la Bretagne et qui témoignent de la vie et des croyances des Bretons depuis le Moyen Âge

jusqu’au XIXe siècle. Ces dernières sont classées en trois catégories : les gwerziou (chants mythologiques, héroïques, historiques et ballades), les soniou (chants de fêtes et d’amour), ainsi que des légendes et des chants religieux. Pour obtenir ce résultat, Théodore Hersart de La Villemarqué, ancien élève des Chartes, a sillonné les campagnes de Cornouaille de 1833 à 1837 à la rencontre des paysans, afin de découvrir le répertoire de poésies et de chants. Ses carnets de terrain comptent ainsi près de 300 pages manuscrites de notes diverses et de transcriptions. Ce travail titanesque (deux versions enrichies seront par la suite publiées en 1845 et 1867) lui valut de recevoir la Légion d’honneur en 1846 et d’intégrer l’Institut en 1858.

“La Vision après le sermon” (ou “le Combat de Jacob avec l’Ange”), par Paul Gauguin (1888, Édimbourg, National Gallery of Scotland). Un peuple puissamment enraciné, pour lequel le merveilleux s’exprime au quotidien.

Le texte de La Villemarqué oscille entre deux genres : « La poésie et la littérature d’un côté, l’histoire et la science de l’autre », explique Nelly Blanchard, maître de conférence à l’université de Bretagne occidentale, dans son ouvrage BarzazBreiz, une fiction pour s’inventer. La Villemarqué annonce ainsi dès le préambule sa volonté de faire un travail d’historien, indique qu’il souhaite rendre justice aux gens en recueillant les « matériaux de l’histoire du peuple », mais il met aussitôt l’accent sur son travail et ses efforts « pour rendre le recueil à la fois plus complet et digne d’un intérêt vraiment littéraire et philosophique ». Il offre au lecteur la présentation d’une société bretonne « qui refuse les excès de la Révolution, n’accepte pas plus l’Empire, mais ne trouve pas non plus son compte au sein d’une monarchie absolue ». Dans un article publié en 1992 sur le Barzaz-Breiz et les idées de La Villemarqué, Jean-Yves Guiomar, historien, montre en quoi cette œuvre est capitale pour appréhender les relations contradictoires entre la France aux origines gauloises et le celtisme, et mieux comprendre les fondements idéologiques du nationalisme breton. ● A. P. L. Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 121

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Les pigments de l’imaginaire Représentations

Dès les premières manifestations artistiques, formaliser les fruits de l’imagination humaine s’inscrit dans les recherches des artistes. Mais comment poser les contours d’un fantastique insaisissable ? D’un irréel onirique ? Retour sur une tentative de mise en image d’un merveilleux fantasque, à l’origine d’un vocabulaire artistique fécond.

Celle-ci s’accompagne de la force substantielle des récits fondateurs, inspirés des traditions orales disparues : les images d’un monde merveilleux jaillissent sur les tablettes d’Homère, de Virgile, de Sophocle. Des siècles d’imagerie occidentale en découlent. Entendre toute la force du merveilleux mérite qu’on en fasse la lecture. C’est l’annonce de 122 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

la menace qui plane sur Œdipe, interrogé par la Sphinx dont Créon se fait le héraut. Car sous l’angélique visage de cette femme au corps de lion ailé, n’y a-t-il pas cette « Sphinx aux chants perfides, la Sphinx qui nous force à laisser là ce qui nous échappe afin de regarder en face le péril sous nos yeux »

L’imagerie médiévale se fait le véritable vivier de l’imaginaire merveilleux. (Sophocle, Œdipe roi) ? Dans l’interprétation de Gustave Moreau, le visage angélique de la créature au corps de lion ailé semble murmurer au héros l’énigme qui décidera de son sort. Et de l’ambiguïté des deux lutteurs, au corps à corps, se ressent toute la répulsion mêlée d’attirance qui subjugue le lecteur, puis le spectateur... C’est de ce charme enjôleur que procède l’émerveillement populaire : l’imagerie médiévale se fait le véritable vivier de l’imaginaire merveilleux. De Pline l’Ancien à Isidore de Séville, la redécouverte des Anciens provoque l’engouement de la société du XIII e siècle. Des pages de l’Histoire naturelle à celles des Étymologies s’échappent les créatures extraordinaires, tantôt menaçantes,

Le pilier des Nautes (détail, Ier siècle, Paris, musée du Moyen Âge et des Thermes de Cluny). Une représentation de Cernunnos.

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Échapper aux douleurs du réel ; transcender le quotidien difficile d’un monde en proie aux aléas naturels (famines…) et temporels (guerres…) : une aspiration propre à l’âme humaine à travers les époques. Une préoccupation qui apparaît derrière la production artistique des hommes de la protohistoire comme de l’Antiquité. À l’âge du bronze, les peuples celtes, déjà, cherchent à montrer les figures fantastiques qui ornent leur panthéon. Le dieu Cernunnos, sculpté contre les parois du chaudron d’argent de Gundestrup (voir page 24) acueille les héros morts au combat. Nature mystérieuse d’une divinité tutélaire : c’est de cette somme de croyances réinterprétées à l’ère galloromaine que provient la puissance des images fantastiques en Occident. Être hybride, mi-homme mi-cerf, la figure divine se retrouve aussi sur le pilier des Nautes, déposé en offrande à Tibère par les bateleurs de la Seine au Ier siècle. Que suggère la matérialisation de cet être polymorphe si ce n’est la perspective de bénéficier d’une place dans un au-delà insaisissable ? Se munissant des codes iconographiques à la fois entendus des vivants et des êtres immanents de leur mythologie, les hommes de ce temps se sont armés d’un langage intermédiaire en octroyant une charge puissante à l’image, destinée à en extraire le sens spirituel (sens anagogique). C’est la compréhension de ce sens sous-jacent qui permet de saisir toute l’importance de la fortune critique du merveilleux dans l’image : c’est de sa charge magique que découle toute sa puissance.

“Œdipe et le Sphinx”, par Gustave Moreau, (1864, New York, Metropolitan Museum of Art).

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Bientôt, l’herméneutique chrétienne absorbe les créatures fantastiques. Mais animée par la doctrine de l’Église, la société médiévale doit se confronter au paradoxe d’un fantastique hérité de ses pères, dissonant de l’acception christologique d’une vérité universelle. Aux Évangiles, point de superstitieux présages. L’interdépendance de plusieurs siècles de tradition iconographique avec le message chrétien doit pourtant s’opérer ; et bientôt, l’herméneutique chrétienne absorbe les créatures fantastiques. Pour certains, tel saint Bernard de Clairvau x, l es f i gur es f a n t a s q u e s q u i or n e n t le s chapiteaux au sommet des colonnes des églises détournent les moines de leur méditation. D’autres, au contraire, s’en délectent : quel message plus éloquent que le laid pour évoquer les affres de la damnation ? Figure hybride du Jugement dernier, la bête de la tenture de l’Apocalypse, monstre à sept têtes et dix cornes, se présente comme le messager du prince de ce monde. Un avertissement de saint Jean à celui qui cédera à la vile adoration : « Si quelqu’un a des oreilles, qu’il entende », 124 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

prévient l’apôtre (Apocalypse, 13 ; 1-9). Au service de l’absolu chrétien, le fantastique ainsi réemployé se multiplie sur tous les supports ; des tympans des églises (le Léviathan du tympan de Conques), aux triptyques ornant les autels, les manifestations tangibles d’un message eschatologique complexe dressent une sorte de Bible en images, compréhensible aux érudits comme aux plus pauvres des hères. En témoigne le succès des

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u tantôt brillantes...Griffons (mi-aigles mi-lions), phénix (oiseau renaissant de ses cendres), basilics (mélanges de coq et de reptile) viennent orner les bestiaires, fables et romans satiriques. Un merveilleux permanent règne dans les esprits du temps : n’attribue-t-on pas la figure de Mélusine (XIVe siècle), femme au corps de serpent à l’ascendance de la famille des Lusignan ?

“Le Roman de Mélusine”, par le Maître de Guillebert de Mets, dans l’œuvre du troubadour Couldrette (XVe siècle, BnF).

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bréviaires illustrés, livres de prières que l’on porte sur soi, toujours, véritable appel aux saints intercesseurs lorsque la mort guette... Une préoccupation qui tend cependant à s’amenuiser, à l’heure où se développe le goût des sciences naturelles. Dans les cabinets de curiosités, les amateurs intègrent le bizarre et l’étrange au sceau de leurs collection. Sorte d’assimilation du mythe, du merveilleux, à l’histoire naturelle. Ainsi catégorisé, le monstrueux occupe une place importante dans ce panel. Le développement coïncidant de l’imprimerie et des études anthropologiques permet aux savants d’illustrer leur glose de figurations insolites, d’une

“Le Moine des étangs Brisses”, par Maurice Sand, illustration des “Légendes rustiques”, de George Sand (1858 , lithographie, Paris, BnF).

Une société lasse de son pragmatisme, qui plonge avec avidité là où subsiste la magie.

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attirante fascination, la malformation devient véritable objet d’étude. La Tête de monstre de Charles le Brun s’en fait l’écho : fort de ses recherches sur l’expression des passions, le peintre saisit le visage aux yeux exorbités pour en souligner toute l’étrangeté. Froide étude, qui engendre au XIXe siècle une science traitant des monstres et des formes exceptionnelles : la tératologie. Essoufflement d’un fabuleux aux images éculées ? Au contraire : c’est une société lasse de son pragmatisme qui plonge avec avi-

dité là où subsiste la magie : le monde rural. On se délecte des historiettes murmurées de bouche à oreille dans les villages.... « Passants qui, aux derniers rayons du soleil, longez les marécages, prenez garde au moine gigantesque qui se lève tout à coup au milieu des roseaux. Fuyez, et n’écoutez pas ses discours maudits » : sous le burin de Vernier, les Légendes rustiques, de George Sand, éveillent l’imaginaire au-delà des frontières du réel.

Des croyances ancestrales aux récits fondateurs, la mise en image du merveilleux s’inscrit dans une quête d’ordre ontologique ; délicieux exutoire que cet écrin fantastique, peuplé de créatures merveilleuses… « Le surnaturel baisse comme un lac qu’un canal épuise, la science à tout moment recule les limites du merveilleux » : dans la Peur, “La Bête Maupassant s’alarme de la disparition probable de de la mer, cet heureuse échappatoire, à l’aube d’une ère éritenture geant la science en absolu. On aimerait à le rassude l’Apocarer pourtant : car des sirènes de l’Odyssée au dralypse”, gon de l’histoire de saint Georges, monstres et par l’atelier créatures fantastiques portent en eux un message de Nicolas intemporel. Charge cathartique : de la résistance Bataille, d’Ulysse aux vaines concupiscences de ce monde, sur cartons à la victoire du saint héros sur le mal, le merveilde Hennequin leux soulève la question du sens donné à l’exisde Bruges tence de l’homme, conscient du caractère éphé(Angers, musée mère de son passage sur terre. « En réalité, tout de la Tenture homme est symbolique et c’est dans la mesure de son de l’Apocalypse). symbole qu’il est vivant » (Léon Bloy) : confronté à sa finitude, l’homme n’a de quête plus exaltante que cette recherche de l’issue bienheureuse. ● Léopoldine Chambon

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Quand l’ange du bizarre se pose sur la toile Grand écran

Baptisé par la fantasmagorie chère à Méliès, le cinéma français n’a pourtant guère brillé, au cours de son histoire, dans le registre fantastique, à quelques notables exceptions près. C’est sous le signe du merveilleux qu’est né le cinéma français. Car si les frères Lumière ont lancé en 1895 la technologie sans trop savoir quoi faire de leur invention, c’est bien Georges Méliès, troquant dès 1896 son habit de magicien pour celui de metteur en scène, qui a découvert que le cinéma se devait d’être un art de l’illusion. Inventeur des effets spéciaux, il utilise dès l’abord toutes les ressources du montage et du trucage. Son premier film, le Cauchemar, figure un malheureux dormeur tourmenté par une succession d’apparitions aberrantes, qui ne cessent de se métamorphoser. L’un des trucs favoris de celui qui, mime accompli, manquait rarement d’apparaître dans ses propres films, était de se démultiplier sur l’écran : ainsi, dans l’HommeOrchestre (1900), sa tête apparaît jusqu’à sept fois sur la même image, chacune figurant une note sur une partition. Ailleurs, on voit un diable danser d’un côté de l’écran tandis que ses jambes s’agitent à l’autre bout, des femmes qui ont disparu dans un chaudron infernal renaître sous forme de fantômes, un démon (décidément l’un des thèmes de prédilection de Méliès) semer la panique dans un couvent à force d’apparitions et de disparitions inopinées. L’Homme à la tête en caoutchouc (1902) voit son visage gonfler jusqu’à l’explosion, À la conquête du pôle (1912) figure un inoubliable monstre des glaces ; quant à l’irrésistible Voyage dans la Lune (1902), qui lui donna une renommée mondiale, on y voit une fusée en forme d’obus crever l’œil de l’astre lunaire, avant que n’en sortent des astronomes en haut-de-forme, escortés d’une cohorte de jolies jeunes femmes en tenue balnéaire… Chez Méliès, le merveilleux est une poésie funambulesque et facétieuse, fugace et solide comme l’étoffe des songes. Mais dans sa fin de carrière désastreuse — sa faillite, en 1913, le poussa à immoler par le feu nombre de ses films —, faut-il voir une métaphore de la difficulté du fantastique à s’acclimater sur les écrans de 126 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

notre pays ? Car, avec le recul, la brève et fulgurante carrière de Méliès apparaît bien comme l’âge d’or du merveilleux cinématographique français. Il est significatif que, si les Anglo-Saxons se sont très vite emparés de l’œuvre fantastique de Jules Verne (l’Américain Lucien Hubbard tourne dès 1929 l’Île mystérieuse), le Voyage dans la Lune et Vingt Mille Lieues sous les mers de Méliès restent quasiment les seules tentatives françaises de s’y frotter. Au mer-

Très rare en salles après Méliès, le merveilleux connaît un bref et intense renouveau sous l’Occupation. veilleux, nos cinéastes préféreront vite les adaptations théâtrales ou littéraires, et les sujets historiques ou policiers — même si ceux-ci prennent volontiers, en ces temps feuilletonnesques, une apparence fantastique, avec les séries de Louis Feuillade, Fantômas (1913-1914), les Vampires (19151916) ou, plus tard, en 1927, le Belphégor d’Henri Desfontaines, dont JeanPaul Salomé fera un honorable remake en 2001. Les surréalistes s’emparent évidemment du cinéma pour exprimer leur vision du monde délirante et désordonnée : c’est Un chien andalou (1929) et l’Âge d’or (1930) de Buñuel, et le Sang d’un poète (1930) de Cocteau. Abel Gance débute dans le parlant, en 1931, avec une fable d’anticipation, la Fin du monde. Mais le chef-d’œuvre du genre, en ces années-là, est la très inventive adaptation d’Edgar Poe par Jean Epstein qui, dans la Chute de la maison Usher (1928), avec peu de moyens, installe un climat halluciné grâce à de splendides effets de mise en scène : superpositions d’images, effets de flou et de tremblé, ralentis et travellings accélérés, utilisation de l’espace et de la lumière… L’arrivée du parlant, en France, semble fatale au genre, le cinéma français lui préférant plus que jamais les films adaptés du roman ou du théâtre, les

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comédies et le réalisme poétique. Quelques notables exceptions pourtant : la version que donne Pabst, en 1932, de l’Atlantide de Pierre Benoit, ou le nouveau Fantômas que signe la même année Paul Fejos. La Tendre Ennemie, une comédie sentimentale à base de fantômes signée Max Ophüls (1936), n’est pas restée dans les mémoires. Le mythe juif du Golem (1936) n’inspire guère Julien Duvivier, malgré une composition saisissante d’Harry Baur, mais le cinéaste se rattrape en 1939 avec une excellente adaptation d’un roman de Selma Lagerlöf, la Charrette fantôme, avec Jouvet et Fresnay, un conte inspiré sur la fascination macabre du surnaturel. Est-ce le besoin d’échapper par le songe aux épreuves de la guerre et aux duretés de l’Occupation ? Toujours est-il que durant la guerre, comme l’écrit Robert Brasillach, « l’écran français se mit soudain à sacrifier à l’ange du bizarre ». « En trois ans, note l’historien du cinéma Philippe d’Hugues dans les Écrans de la guerre, son histoire du cinéma dans la France de Vichy, on vit déferler une bonne douzaine de films pleins de diableries, apparitions,

Jean Marais et Josette Day dans “la Belle et la Bête”, de Jean Cocteau (1946). Page de gauche, “le Voyage dans la lune”, de Georges Méliès (1902).

fantômes et autres maléfices, soit beaucoup plus que dans les trente années qui avaient précédé. » Aujourd’hui oublié, André Zwoboda signe avec Croisières sidérales (1942) un étonnant essai de science-fiction à la française. Dans la Nuit fantastique (1942), Marcel l’Herbier livre, selon Philippe d’Hugues, « une sorte de fantaisie onirique, où le rêve et la réalité jouaient à cache-cache ». Avec les Visiteurs du soir (1942), Carné et Prévert ont imaginé un curieux conte médiéval où Jules Berry campe un diable cauteleux et Arletty une démone tentatrice : Jacques Audiberti loua joliment « une œuvre vaste et bleutée comme une province conquise dans les premières heures du jour ». Il est permis toutefois de lui préférer la Main du diable (1943), avec Pierre Fresnay, étonnant conte fantastique adapté par Maurice Tourneur de Gérard de Nerval. Le Baron fantôme (1943) est une curieuse histoire de revenants située au XIXe siècle, signée de Serge de Poligny, qui récidiva en 1945 avec la Fiancée des ténèbres, récit d’aventures merveilleuses sur fond de malédiction cathare. Mais, avec les Visiteurs du u Valeurs actuelles - Hors-série n° 7 - 127

rant Peau d’âne de Jacques Demy (1970). Dans ces années d’après-guerre, Autant-Lara signe en 1946 un désuet Sylvie et le fantôme, Georges Lacombe un curieux le Pays sans étoiles (1946), Jean Stelli une histoire de diable en guerre contre les amoureux avec la Tentation de Barbizon (1946), mais le genre s’essouffle peu à peu. Y a-t-il une malédiction fantastique française ? C’est aux États-Unis que le Français Jacques Tourneur tournera quelques-unes des plus belles réussites du genre, l’insidieux la Féline (1942) ou le diabolique Rendez-vous avec la peur (1957), réussissant à installer un climat de terreur grâce à la force de la seule suggestion. Travaillant en Angleterre, René Clair y signe une jolie histoire de revenant, Fantôme à vendre (1935) puis, réfugié en Amérique, les délicieux Ma Femme est une sorcière (1942) et C’est arrivé demain (1944). Revenu en France, il tente de persévérer dans la même veine, et cela donne l’amphigourique la Beauté du diable (1950), où Michel Simon campe un démon bien décevant (avec Marguerite de la nuit, en 1955, Autant-

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C’est à la télévision, grâce à Pierre Tchernia, que les contes fantastiques de Marcel Aymé trouveront leur meilleure traduction.

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Lara donnera une version plus convaincante du mythe de Faust), et lesBellesdenuit (1952), conte onirique qui paraît aujourd’hui bien mièvre… On a dit notre étonnement que Jules Verne intéressât si peu le cinéma français ; Marcel Aymé a souffert, lui, de sa difficulté à évoquer le merveilleux : le Passe-muraille de Jean Boyer (1951) manque singulièrement de magie. Quant à la Vouivre de Georges Wilson (1989), on en retiendra surtout les apparitions de Laurence Treil en créature des marais. Pour être juste, rappelons

COLLECTION CHRISTOPHEL

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u soir, l’événement cinématographique du genre, sous l’Occupation, fut incontestablement le splendide l’Éternel Retour, de Jean Delannoy (1943), où Jean Cocteau retournait le mythe romantique de Tristan et Yseut contre lui-même pour en faire une dénonciation de la passion destructrice. Le genre continuera sur sa lancée quelque temps après la guerre, et le même Cocteau va lui donner en 1946 l’un de ses plus éclatants triomphes avec la Belle et la Bête, splendeur visuelle d’une poésie délicate et jamais insistante, comme immatérielle — et l’une des rares adaptations réussies d’un conte de fées en France (qu’on songe au ratage du Petit Poucet d’Olivier Dahan, en 2001, ou au catastrophique la Belle et la Bête de Christophe Gans, en 2014) avec, dans un tout autre registre, le déli-

Jean Marais et Madeleine Sologne dans “l’Éternel Retour”, de Jean Delannoy (1943). Brigitte Helm dans “l’Atlantide” de Georg Pabst (1932).

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AKG-IMAGES/ALBUM/FILMS ANDRE PAULVE ; RUE DES ARCHIVES/DILTZ

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Simone Simon dans “la Féline”, de Jacques Tourneur (1942). À gauche, Jules Berry dans “les Visiteurs du soir”, de Marcel Carné (1942).

Jean-Pierre Jeunet et Michel Gondry, les deux seuls Français contemporains à explorer cette veine avec assiduité. qui cherche désespérément quelqu’un pour porter son scénario à l’écran ; ou Jean-Philippe de Laurent Tuel (2006), qui imagine Fabrice Luchini en fan de Johnny Halliday, désespéré de se réveiller dans un monde où son idole n’a pas enregistré le moindre disque. Citons aussi les trois Fantômas tournés, entre 1964 et 1967, par André Hunebelle, qui valent plus pour les pitreries de Louis de Funès que par la technologie futuriste mise au service de Jean Marais. Seuls deux cinéastes français, dans les années récentes, se seront consacrés avec assiduité à explorer les possibilités du fantastique. Entre France et États-Unis, Michel Gondry a bâti une œuvre étrange, centrée sur l’onirisme et les détournements de réalité (Eternal Sunshine of the Spotless Mind, 2004). Malheureusement, ses deux tentatives du genre sur

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les réussites de Pierre Tchernia qui adapte pour Michel Serrault le Passe-muraille (1977) et la Grâce (1979) — mais c’était pour la télévision… À vrai dire, ce n’est que de manière éparse, voire accidentelle, que le cinéma français nous aura, dans les soixante dernières années, donné des réussites dans le genre. Avec Orphée (1950) et le Testament d’Orphée (1960), Cocteau ne parvient pas à retrouver la grâce de l’Éternel Retour et de la Belle et la Bête. La comédie française utilise trop rarement le fantastique comme ressort comique. C’est parfois pour le pire : le cataclysmique Cinéman de Yann Moix, en 2009, qui voit Franck Dubosc rentrer à l’intérieur des classiques du cinéma. Mais c’est souvent pour le meilleur : les Visiteurs de Jean-Marie Poiré en 1993, qui utilise au mieux les ressources drolatiques du décalage temporel ; Didier d’Alain Chabat, en 1997, qui voit un homme métamorphosé en chien ; Que la lumière soit ! (1998), où Arthur Joffé imagine un Dieu

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Pierre Fresnay dans “la Main du diable”, de Maurice Tourneur (1943). En bas, Laurence Treil et Lambert Wilson dans “la Vouivre”, de Georges Wilson (1989).

notre territoire, laSciencedesrêves (2006) et l’Écume des jours (2013), adapté de Boris Vian, malgré leur louable inventivité, ne comptent pas parmi ses réussites. Quant à Jean-Pierre Jeunet, qui bâtit une œuvre originale pleine de fantaisie et qui se plaît à enjoliver la réalité (le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, 2001), on lui doit dans le genre une ingénieuse réussite, Delicatessen (1991) et un laborieux ratage, la Cité des enfants perdus (1995). Et, puisque l’ange du bizarre, par définition, se pose où il veut quand il veut, terminons ce panorama forcément incomplet par deux films atypiques, surgis de nulle part. En 2004, avec les Revenants, Robin Campillo, avec une économie de moyens remarquable, campait un monde où les morts ont décidé, sans que l’on sache pourquoi, de revenir parmi les vivants. Remarquablement filmé, le film était d’autant plus troublant et inquiétant qu’il ne cherchait pas à donner à son récit une quelconque interprétation. Sur un registre infiniment plus léger, Thomas Salvador, avec Vincent n’a pas d’écailles, donnait en 2014 une variation loufoque sur le thème du super-héros — ici, un homme doté de la capacité de nager comme un dauphin, et à qui le contact de l’eau confère une force surhumaine. De quoi croire, le temps d’un film, que le fantastique peut, quand il le veut, être sur les écrans français comme un poisson dans l’eau. ● Laurent Dandrieu

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Livres Légendesetmystères desrégionsdeFrance d’Éloïse Mozzani Tout ce qu’il y a à savoir, région après région et jusqu’au plus humble lieu-dit, des monstres, goules et autres apparitions qui hantent notre vieux pays. Bouquins Laffont, 1280 pages, 30 € etaussi,“laLégendearthurienne”,1206pages,30€.

LaFrance,géographiecurieuseetinsolite de Pierre Deslais Comme à l’école, avant ! La géographie de la France abordée de façon didactique et joyeuse. Ouest-France, des vignettes, des cartes et un puzzle, 220 pages, 27 €.

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MélusineetLégendesbretonnes deLaurenceHélix,ChloéChamouton L’éditeur a consacré une collection aux légendes, expliquées par sujet ou par région. Geste éditions, 56 pages, 4,90 €.

YvainetLancelot de Chrétien de Troye La peinture préraphélite anglaise au service de la geste française, avec 170 toiles parfaitement reproduites. Diane de Selliers, 448 pages, 230 €.

LesLieuxinsolitesdeFrance de Gisèle Vigouroux et Jean-Michel Cosson

Guidesnoirs delaFrance mystérieuse Paris, la Bretagne, l’Auvergne la Corse, la Provence… depuis plus de cinquante ans, Claude Tchou a édité une série de guides qui, sur le modèle des guides de voyage, abordaient tous les aspects mystérieux, surnaturels ou fantastiques de la France, région après région. Une somme encore partiellement publiée qui renseigne sur tous ces aspects, quasiment quel que soit l’endroit où l’on se rend. La France, Paris, Provence, Auvergne, Corse, Pyrénées mystérieux, Tchou, 19,95 €.

LesTempliers sontparminouset Rennes-le-Château de Gérard de Sède Ces livres avaient défrayé la chronique à leur parution dans les années 1960. Ils ont même suscité un véritable engouement. Rêveurs, esprit imaginatifs, chercheurs de trésors… et escrocs de tout poil en ont fait leur bible. Il faut dire qu’avec un talent de conteur exceptionnel l’auteur a transfiguré de piteux mensonges en aventures extraordinaires. À lire, sans y croire. J’ai lu, 381 pages, 5,60 € et 260 pages, 6,70 €.

Le patrimoine immatériel de nos régions, celui des contes Bandedessinée et des traditions. Une bonne place est faite aux Depuis une trentaine d’années, la bande dessinée est devenue un vecteur bizarreries contemporaines, autant de l’histoire, par ce qui ressort du roman-feuilleton ; l’éditeur grenoblois Glénat qu’à la place de l’étrange aujourd’hui. fut l’initiateur de ce mouvement. À sa suite, de jeunes éditeurs comme Soleil De Borée éditions, 432 pages, 9,90 €. et Delcourt, en faisant un mélange entre l’heroic fantasy américaine et le fonds légendaire, principalement celtique ou germanique, ont investi le champ du merveilleux, avec un esprit ne se privant ni de la violence, ni du charme. Une approche moderne pour une bande dessinée mature. Soleil, “les Contes de l’Ankou” (intégrale), 160 pages, 25 € ; Soleil, “les Druides” (intégrale), 296 pages, 39,95 € ; Soleil, “les Histoires de Bretagne” (2 intégrales), 196 pages, 29,95 € ; Delcourt, “Morgane”, 144 pages, 17,95 € ; Glénat, “le Roman de Malemort”, 288 pages, 53,99 €. 130 - Valeurs actuelles - Hors-série n° 7

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TOUT COMPRIS EN CABINE PONT PRINCIPAL, VOLS INCLUS

Embarquez avec Valeurs Actuelles pour une croisière exceptionnelle

à bord du R/V INDOCHINE

Avec la participation de

• 13 jours pour découvrir les escales du plus légendaire fleuve d’Asie : Siem Reap, Angkor, Phnom Penh, Sa Dec, Hô Chi Minh-Ville. • Un programme de conférences passionnantes par nos invités François d’Orcival et Chantal Forest • Un bateau de grand confort au charme colonial • Une équipe francophone à vos côtés et “aux petits soins” dès le départ de Paris et tout au long de la croisière

François d’Orcival

Chantal Forest

Valeurs Actuelles

Historienne

RENSEIGNEMENTS ET PROGRAMME DÉTAILLÉ Connectez-vous sur www.croisieres-thematiques.fr/valeurs

Appelez au 01 75 77 87 48 Du lundi au vendredi de 10 h à 13 h et de 14 h 30 à 18 h

Conformément à la loi “Informatique et Liberté” du 6 janvier 1978, vous disposez d’un droit d’accès, de modification et de rectification des données vous concernant. Itinéraire sous réserve de modifications de l’armateur - Cette croisière est organisée par Media UP détenteur de la marque commerciale Croisières Thématiques / Licence n° IM075150063 - Les invités seront présents sauf cas de force majeure. *Prix par personne en cabine double sur le pont principal incluant les vols aller et retour, la pension complète, les boissons (sauf champagne et carte des vins), les conférences, les taxes et frais de séjour Crédits photos : © CroisiVoyages, © Shutterstock. Création graphique : www.linerz.fr